Milonga de Shoshana Rappaport par Philippe Beck

Les Parutions

22 mars
2013

Milonga de Shoshana Rappaport par Philippe Beck

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L’intensité constante

(à propos de Milonga)

 

 

Peu de textes ont, autant que celui-ci, montré avec intensité et constance, leur souci de s’élaborer trois fois de manière vivante : une première fois, comme texte indéfiniment lisible, utile, vivace pour un autre, le « non hypocrite lecteur » (qu’il soit le destinataire du livre ou qu’il soit le « témoin concerné » de la vie du texte parlant) ; une seconde fois, comme élaboration progressive d’une disposition neuve ou future, c’est-à-dire d’une éthique en général, que cherche tout lecteur providentiel ; une troisième fois, comme recherche de l’écriture où s’active une telle disposition, qui est une disposition pensive-rythmique. Cela s’appelle, dans les termes du livre : « gagner en densité élaborée ». Que veut dire ici « gagner en » ? Cela veut dire, humblement : améliorer une disposition, la renforcer en la précisant, la préciser en la renforçant. Qu’est-ce qu’une « densité élaborée » ? C’est une densité vivante et progressive, sous les yeux de quelqu’un, pour lui, et pour les êtres en général aussi bien, qui sont prisonniers ou bien des défauts de densité qui peuvent affecter les vies, ou bien des fausses densités, des densités statiques, des bonheurs ou des malheurs arrêtés en formules, des pensées saturées, mortifiantes et chargées. Tout dans Milonga progresse en vue d’une juste densité légère, verlainienne dans l’adresse, en vue d’une légèreté densée ou densifiée avec exactitude : « un ciel à venir », car « le bonheur est ailleurs ».

 L’élégie progresse en vue d’un être aimé. Une milonga est un espace, un temps, une musique, à la fois soirée (moment) et bal (endroit) où l'on danse le tango. C’est à la fois l'événement et le lieu de la danse élégiaque.

Si le terme peut aussi signifier une tromperie, c’est en raison d’une élégie, d’un discours sur la vie, d’un regret du futur que le livre doit justement bâtir ou rebâtir, interroger sans inculpation : l’expression argentine « la vida es una milonga » (la vie est une tromperie...) est le terminus a quo, non pas le terminus ad quem, du livre. L’autre, l’Aimable, est futur, non trompeur, et l’écriture présente esquisse le contour senti d’une relation. D’où la question, mise entre parenthèses (et les parenthèses soulignent par disposition humble, recommençante et inchoative dans la rugueuse réalité) : « (Que doit-on divulguer ?) ». La question est sans réponse, comme Hawthorne refusait de « tout dire » même « impersonnellement ». Il ne peut s’agir de « tout dire » si la vérité avance ou progresse, indéchirablement liée au texte de la vie, qu’expose l’écriture progressive, dramatique-légère. Il faut cependant « donner à voir, à entendre. L’idée me plaît. Je vous saisis par le collet. Lisez-moi, voici l’injonction première. » L’idée phénoménologique-musicale de faire apparaître la vérité à l’oreille de l’autre peut plaire en général à quelqu’un ; c’est une idée sensible, pour un sujet futur, que l’écriture à la fois enveloppe et ne saurait supposer. C’est l’idée même de l’écriture, qui fascine les lisants, dont l’oreille visionnaire attend. La non-présupposition du sujet de l’écriture, qui est un sujet élégiaque, est la condition même de l’écriture élaborante, de son affect futur. Elle ne signifie pas l’inexistence du sujet aimant, affecté-affectant, du sujet réel et chercheur. La non-présupposition obéit au principe spinozien de la persistance, principe de L’Ethique justement (dont le terminus ad quem est la béatitude). Il est contenu dans la question : « Que peut un corps ? » Shoshana Rappaport la complète d’un nouveau précepte, qui est l’impératif de l’adresse, l’impératif transitif équivalent au précepte de la lecture : « Lisez donc vous-même », « Lisez-moi, voici l’injonction première. ». « Imaginez ! (J’exige d’avoir un corps.) » Le corps écrivant est ce qui forme l’éthique future de quelqu’un ; il est ce qui vient maintenant et permet de noter, « consigner » ce qui vient pour l’autre, pour son imagination. Le corps est une éthique lisible et une éthique lectrice. « Je colorie tout ce qui vient » signifie « Je » suis le pinceau qui retient le monde commençant-continuant, l’événement, je suis le corps noteur, l’encre, le lieu et le lien intense et constant des notations vivantes, l’espace tendu des notations suivies par lesquelles un sujet de l’exigence, un sujet moral peut vivre ou exister. Et c’est un sujet de langue qui vit en coloriant ce qui progresse en même temps que ses « coloriages » denses et légers. Les « mots à l’affût » sont les mots qui attendent, cachés ou disponibles, pour futurer le « carnage » et la « brutalité » qui arrêtent l’éthique, la possibilité de bien vivre, qui est commune à des êtres. Les mots changent les dispositions ; alors, « les mots reviennent avec plus d’éclat. Je les regarde, les déplace, les reprend. Ils sont insouciants, comme un enfant protégé. Ils se pressent, s’élèvent, s’amplifient. Ils miroitent. Ils s’ébattent joyeusement. Ils s’élancent. » Le cas grammatical du sujet vivant qui étudie l’éthique future, la redispose et -compose est le « datif éthique », où je peux dire : « lis-moi ça ». Le sujet de la demande, le sujet vivant impérieux, est engagé dans l’acte de l’autre. L’ « abandon » n’est pas une disposition passive ; c’est un éthos de l’intensité de la délicatesse, un éthos de l’exactitude où l’aimé trouve une place dans le « toutim pudique », la juste place, car il est, lui aussi, une « solitude peuplée », en attente. L’ « inventivité » des mots adressés, des touches de phrases suscite des « chatoiements nouveaux ». Mais toujours, en langue, s’éprouve que « tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res » (de rerum natura, I, 304). « Quelle posture adopter ? » La posture est la disposition d’un corps pensif d’après des phrases qui permettent de l’imaginer, de la lire, « au carrefour des destins ». Dans la posture neuve, cherchée, « Je n’habite plus ces traits », le contour, le corps chercheur, le caractère se recompose. Il se façonne autrement dans sa recherche intensive-extensive : « J’arpente l’horizon. » En vue d’une « anthropologie sommaire des abîmes ». Pour écrire sur de la « terre rouge » où s’élabore « l’exil provisoire ». L’exil définitif est ce qui arrête l’éthique, la légalise. Il n’empêche que nulle éthique n’est possible quand les mots n’éprouvent pas leur « dislocation », leur changement de lieu, avant toute « évidence expressive » ou « forme élégante ». L’éthique est ce qui permet d’ « inventer un chemin d’élucidation ». On pourra dire alors : « Imagination vivante, imaginez. »

Dans ce livre patient et brûlant, délicat, la parataxe n’est pas ce qui interdit la syntaxe ; elle est ce qui maintient ouvert le possible libre, la densité du futur et l’impure dislocation, car tout changement de lieu commence dans un lieu changé, même si l’horizon est « couvert ». L’étonnement ne va pas sans une insurrection sous les nuages, une entrée dans le mouvement de l’autre, en effet. « Autour » est l’autre mot pour dire « avec » au cœur de la brume rude (elle est sans « noyau mythique »). Au centre du langage, une « matière pure d’observation » dessine la place de l’autre, persistante comme un inconscient visuel qui justifie la constance de l’intensité.

 

 

 

 

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