Ground zero d’Aldo Qureshi par François Huglo

Les Parutions

10 mars
2024

Ground zero d’Aldo Qureshi par François Huglo

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Ground zero d’Aldo Qureshi

 

 

Aldo Qureshi travaille l’angoisse comme un morceau de viande, la nôtre, qui est aussi une machine infernale, celle dont Hitchcock fait des films menant progressivement au point zéro du trouillomètre. Aldo Qureshi touche immédiatement ce point, ou s’aventure au plus près du ground zero : l’endroit précis où a lieu l’explosion nucléaire, l’épicentre du séisme, le départ de l’épidémie. Sur scène ou sur Youtube, son sérieux toujours au bord de la panique  évoque Buster Keaton ou un Devos sans jeux de mots. Antidote kafkaïen à la pléthore d’humoristes qui ne font pas rire ou font à peine sourire, ce virtuose des zygomatiques les noue solidement au plexus solaire. Point zéro : pointe du sabre ou fil de la lame qui fait hara-kiri.

 

Plus qu’au cinéma, les mésaventures métamorphiques du corps font songer au dessin, entre Bacon, Topor, Gotlib (« il pousse / et contracte ses muscles à tel point qu’on voit des comédons / expulsés qui sortent de sa peau comme des lombrics »), et montres molles de Dali, en une débandade généralisée : atteint de la « clinomanie spongiforme des matériaux » comme la tour de 50 étages qui « pend mollement vers la chaussée », les autres bâtiments devenus « nouille trop cuite, courge flétrie, trompe d’éléphant », et les arbres qui « s’affaissent avec un bruit d’organes déprimés », un présentateur tient « la tête en appui sur la paume de la main » qui « s’enfonce dans sa joue, ce qui entraîne une explosion / des dents ». Des voisins « s’étirent avec des cous télescopiques », alors que le narrateur rentre en lui-même quand on lui demande comment il s’appelle. Comme pour illustrer le « mangez-moi » et le « buvez-moi » d’Alice, qui la font grandir ou rapetisser, l’appartement peut croître au point d’exiger « 3 heures de reptation / pour aller du lit à la porte de la chambre », ou décroître : le plafond descend, le couloir se resserre. L’angoisse renvoie-t-elle à celle du corps adolescent ? À une menace de castration ? « en haut des cuisses elle a cette feuille d’acier circulaire, / une lame rotative aiguisée comme un rasoir, / (…) / les tranches se détachent, / (…) / les lamelles tombent sur le drap ». Ou : « Les anges chromés / (…) / Ces têtes triangulaires. Ces yeux mats et froids / comme ceux des mantes religieuses. / (…) / se frottent les mains, / et leur bouche / qui se termine en bas comme des organes féminins / s’entrouvre et nous voyons les mécanismes dorés ». Un titre est découpé avec la froideur mathématique d’une équation : « Roméo divisé par Juliette égale vasectomie ».

 

Le cauchemar, est-ce de redevenir enfant, ou pour cet enfant d’être devenu adulte ? « l’institutrice m’invite à me présenter / devant toute la classe, et j’ai beau lui dire / que je ne vais pas tarder à avoir 50 ans, / elle me demande quel métier je veux faire plus tard. // Quand je serai grand, je serai comédie musicale ». La réplique déclenche un séisme, une super catastrophe, un show d’enfer, et le grand rire carnassier des dents de la mer, dans l’euphorie totalitaire où « les gendarmes déguisés en Freddy Mercury / débarquent en scandant : we are the champions, / et balancent les enfants dans des wagons à bestiaux / qui partent en chantant Ce n’est / qu’un au revoir / mes frères ».

 

Du physiologico-psychanalytique, le cauchemar vire au métaphysico-religieux quand il est « signé Dieu-le-Père », peu pris au sérieux quand l’eau bénite sert de désinfectant, mais le plus souvent au politico-écologique : cauchemar d’un « monde légèrement en pente » et toujours en vente où le consommateur est un produit parmi d’autres : « Allez, on se rachète une conscience à 10 euros 95, / une vie de famille à 50 euros la boîte de 6, / des dents toutes neuves, un foie de rechange, / (…) / on rajoute une calotte glacière à 5euros, une forêt amazonienne, / une barrière de corail (…) / un set de reproduction sexuée 2 en 1 » et « une apparition de la vierge ». On rencontre « une espèce d’homme-cendrier, / la bouche pleine de mégots », après l’incendie qui n’a épargné que l’enseigne de l’hôtel « Tout va bien », un père de famille « transformé en cuvette de WC », sa fille « assise sur sa bouche en plastique circulaire ».  Le « bras désarmé de la justice » ouvre « les festivités de la prothèse », dans laquelle shootent « les jeunes du coin », qui n’ont pas le monopole de la parano galopante : « la caissière ne peut pas s’empêcher / de me demander si je veux un ticket. / Et si je lui dis là madame c’est une agression caractérisée », elle « fait mine de ne pas comprendre ». Un complot, vous dis-je ! Sous « l’auréole scotchée à l’arrière de la tête » des « faux purs », tous sont présumés coupables. Ceux « qu’on avait jetés à l’eau » n’avaient « qu’à naître ailleurs, / ou ne pas naître du tout », on est d’accord là-dessus avec les « petits cogneurs en herbe », avec les « chiens de combats », ces « tueurs aux oreilles taillées ». Frère et sœur se disputent « pour avoir la poubelle / avec des déchets organiques / celle avec du jus », quand les voisins, ces « gros ploucs », ces « ringards », se contentent du pain du boulanger. On en ricane, en « mâchant le corps d’une Barbie démembrée / par de futurs petits tueurs en série ». La violence généralise la situation d’attentat. « L’autoradio répète en boucle ce qui vient d’arriver, / le feu, la crise cardiaque de la réalité ».

 

La division du recueil en sections, S06E01 (un contexte émotionnel intense), S06E02 (wesh), S06E03 (labess), S06E04 (bien ou bien ?), S06E05 (foire à la viande), S06E06 (je crois qu’il est temps de créer un moment convivial avec des cups de guacamole personnalisés) fait référence à la « saison » et au numéro de l’épisode d’une série. Déjà utilisé dans les précédents recueils, ce type de notation signale que tous appartiennent à un seul et même livre. Séries noires, broyant de l’humour noir ? « tu t’attendais à quoi ? / c’est du logement social ».

   

 
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