Les deux soleils de Pierre Garnier (coll.) par François Huglo

Les Parutions

01 mars
2024

Les deux soleils de Pierre Garnier (coll.) par François Huglo

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Les deux soleils de Pierre Garnier (coll.)

 

 

            Les « deux soleils » de Pierre Garnier, « celui de l’origine / et celui de la fin », se répondent « au-dessus de la mer », horizon mouvant. Pour le dixième anniversaire de sa mort — « toujours enceinte », préciserait-il, en témoignent les nombreuses publications qui l’ont suivie—, sa fille Violette a réuni quelques-uns de ses amis les plus proches, quelques photos et poèmes : tout un bouquet d’interventions, inédites ou non, pour dire, comme un dessin de Fred, que le soleil ne se couche pas.

            L’hommage prononcé par Philippe Leleux, « ch’ libraire d’ Sant-Leu », lors de l’enterrement de Pierre, le 4 février 2014, au petit cimetière de Saisseval, revient sur la guerre enceinte de l’œuvre : « Il fallait bien créer un nouvel espace après l’étendue des destructions, excrément de la sauvagerie de l’homme (…). Quels que soient les greffons de la langue, le Picard et le Français d’abord, l’Allemand ensuite, la phrase ne suffisait plus pour bâtir le poème. L’aube rougeoyait. La phrase avait besoin d’espace : il fallait inventer une poésie légère, concrète, internationale, démocratique ! ». En amont du « dernier souffle de Pierre Garnier », Giovanni Fontana remonte à « la parole poétique d’un des protagonistes de l’expérimentation du XXème siècle ».  Le souffle est en effet, pour lui, « un des fondements de la poésie », et le magnétophone « a joué un rôle important dans la poésie sonore de ses débuts », qu’il ne faut pas opposer à une poésie visuelle qui « ne s’aventure jamais vers la peinture ». Pour Pierre Garnier, « la langue est une matière sonore et visuelle, et l’espace en exalte les qualités dynamiques ».

            LÉpitaphe pour Pierre Garnier envoyée à Ilse par Fritz Werf, leur traducteur en allemand, résume une « Wortlehre / leçon du verbe » : « Il créa / l’expansion de la poésie / élargit les mots à l’univers. / Chaque vers devint une étoile ». Eugen Gomringer, fondateur de la poésie concrète en Allemagne, se souvient de ses visites à l’ancien presbytère de Saisseval : parmi les oiseaux, Ilse et Pierre vivent dans un milieu « très français » et « très zen ». Sous le titre « Une poésie sans frontières », le texte de Francis Édeline pourrait servir d’introduction à une lecture des œuvres de Pierre Garnier. En 1956, l’exposition conjointe, à Sao Paulo, des œuvres de Gomringer et des frères de Campos, fonde le mouvement de Poésie concrète. En 1964, Pierre Garnier prend la direction de la revue Les Lettres. Dans le n° 32, le manifeste Position du mouvement international est signé par 25 artistes issus de 14 pays. Dans le n° 35 (1967), Pierre Garnier souligne qu’ « une même civilisation technique s’étend sur la planète », et que le spatialisme répond à ce mouvement. En 1986, apparaît la Constellation Figure Mot (CFM), allusion aux Konstellationen de Gomringer, qui met en jeu simultanément « l’espace physique des objets du monde réel, l’espace sémantique des signifiés, l’espace mathématique des formes abstraites, et enfin l’espace purement conceptuel dans lequel l’ensemble peut coexister ». Préférant l’École de Rochefort à l’ « irrationalisme quasi mystique » des surréalistes, Garnier ne revendique pas l’automatisme, et sa « finalité esthétique » s’exerce « contre le hasard ». Avec « Le Poète Yu » apparaît un « énonciateur fictif », né sous l’influence japonaise de Seiichi Niikuni, qui confirme que pour Garnier « la poésie est une Sagesse », à la fois « école du regard et de la pensée » et « rappel incessant de l’unité de l’Univers.»

            Julien Blaine extrait « 2 pages magnifiques » de la préface offerte par Pierre Garnier au catalogue de son exposition (Horizon) à la Galerie Lara Vincy à Paris, en 1992. Saluant « cette osmose avec le cosmos qui est l’essence même de la poésie de Julien Blaine », Pierre Garnier poursuivait : « sur les bords, sur les extrêmes —la ligne où va le poète et la ligne d’horizon ». Blaine confirme, exemples à l’appui : « la ligne d’horizon c’est la conjonction de coordination de mes Bimots ». Le texte d’Ivar Ch’Vavar, « Je lis Pierre Garnier », livre, comme l’image des deux soleils, une expérience de rotation du temps, liée à celle des pages. Pour Ivar, « tout ce qui s’en est allé / Est un trésor dans un grenier dont je n’ai pas la clé / (Mais mon œil connaît bien le trou de la serrure) ». Pour Garnier, « Il y a passage sur un autre plan, ou nous dirons une autre orbite ». Ajoutons : une autre page. Ces choses que nous croyons défuntes, « Pierre se tient au milieu d’elles », et « son présent est fait de tout ce qui a un jour existé ». Sa mémoire ne retient pas, ne thésaurise pas comme le grenier d’Ivar ou le livre cathédrale de Proust. Elle laisse couler. Il est « riche parce qu’il écarte les doigts », parce « qu’il a tout son temps ».

            Jörg Seifert se souvient de son premier contact avec Pierre Garnier en 1998, au lendemain du décès de Carl Friedrich Claus, leur ami commun. Frédérique Guétat-Liviani écrit à Pierre Garnier « au croisement d’un chemin où chaque matin » elle va « ramasser quelques traces de vie : herbes, plumes, feuilles ». Elle s’y raccroche, comme aux poèmes : « septième mois de guerre en Ukraine, arrivée au pouvoir ce mois-ci de l’extrême-droite en Suède, puis maintenant en Italie, mes mots se font la malle, je lis les vôtres afin de me retenir aux branches du poème ». Rémy Pénard, qui a publié la revue « Le Sécateur », joint un texte où Pierre Garnier ne voit dans cet outil indispensable au jardinier que « guillotine » et « squelette », des « fils de x ou de y barbelés », des « vers en X ou Y » qui « ne reverdiront pas », car « le désert pousse en nous ». Pour Pierre Dhainaut, « les poèmes de Pierre Garnier ne sont jamais linéaires, ils inventent un présent "perpétuellement mobile" », et André Doms nous invite, « si aujourd’hui notre coïncidence chronologique avec Pierre Garnier s’est achevée », à poursuivre « ensemble la longue marche de l’être en notre demeure successive ». Autrement dit, par Pierre Garnier, à soutenir comme les papillons (ou les soleils du pollen) « la légèreté de l’être ».

 

 
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