Calepin #10 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #10 par Nicole Caligaris

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Le haut de la rue des Martyrs s’est spectaculairement embourgeoisé : traiteurs, épiceries fines, marchands de vin, pâtisseries de luxe. Et cafés restaus, bien sûr. J’en fréquente un quand je me trouve dans le coin, plus confortable que les autres pour travailler : Les petits gros, le patron adore les gosses.

Ce matin, je commence par me faire infliger une leçon de littérature par le garçon, jeune WASP ou l’équivalent parisien, sûr de ses certitudes, qui m’explique que, pour écrire, l’essentiel est d’observer, comme l’ont fait les écrivains réalistes comme Hemingway, dans Paris est une fête, et Faulkner, dans Lumière d’août. Je l’écoute d’abord avec patience, puis la moutarde commence à me monter : cet âne, parce que c’est un homme, se croit autorisé de faire la leçon à la femme, donc gourde que je suis, bien qu'ayant trois fois son âge. Je lui fais observer que Faulkner n’est pas exactement un écrivain réaliste et, comme prévu dans ce scénario stéréotypé de merde qu’est tout de même notre vie en commun, le voilà qui tente de sauver la face en terminant d’un ton autoritaire sur ce qu’il a voulu dire, tout en repliant ses gaules et en me foutant instantanément la paix, ce crétin.

 

À présent, c’est un encore jeune père de famille qui s’installe avec ses deux fillettes, une collégienne d’une douzaine d’années et une plus jeune. Père parfait, prototype du néo-bourgeois éclairé culturel, voilà qu’il nous administre une leçon d’histoire sur les limites de Paris et la séparation de l’Église et de l’État pendant que l'écoutent ses deux filles, parfaites, elles aussi, sages, intelligentes, calmes, stables, cultivées. On sent, et avec quelle évidence, combien monsieur est tranquille dans son savoir. Il explique le chemin que la petite famille a suivi dans le quartier, madame les a rejoints après un coup de fil en terrasse, de type svelte et de ce blond foncé que tout le monde appelle « châtain » et qui caractérise, je me demande bien par quel mystère, cette espèce sociale de femme. Tous ce petit monde habillé tout venant, pas spécialement élégant ni chic en aucune façon, comme vous et moi, mais pas comme vous et moi qui ai toujours un pet qui pète, un truc pas très à la juste taille, un trou de mite ou autre. Combien bien sont ces gens, irréprochables, attentifs à leurs gosses, leur parlant exactement comme il faut pour ne pas les faire chier tout en assurant la transmission des valeurs qui comptent, usant impeccablement de la langue française, avec une autorité sans effort ni problème. C’est la sortie, ou le lendemain du conseil de classe, les filles sont sans faute elles aussi, tout au moins la plus grande qui a eu les compliments des profs, On ne vous cache rien, on vous le dit tel que ça nous a été dit : ils sont vraiment heureux de t’avoir dans leur classe.

Et puis c’est là que ça se lâche. Je crois avoir la berlue des oreilles ma parole mais non, j’entends bien ce que j’ai entendu : le père commence à parler d’un « audit », sic, du travail de la fillette, Maintenant, on va faire un audit de tout ce que tu… Le temps que je réalise, la conversation a bougé, Si tu choisis allemand en bilingue, on ira à Neuilly, si tu choisis chinois, peut-être que dans deux ans on sera en Chine. Mais là, je crois que c’est un petit peu d’humour, ce qui n’a pourtant pas l’air d’être son point fort au papa.

 

Au bas de la même rue des Martyrs, au grand carrefour, l'autre face du même monde. Un couple, bras dessus bras dessous, debout, planté, n'osant pas tellement aborder les gens, tâche de se faire donner de l’argent pour une chambre à 20 €, me dit d’un ton très doux le monsieur qui n'a peut-être même pas mon âge, qui en fait dix de plus, un trait tatoué au coin de l’œil.

 

…à suivre