Calepin #3 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #3 par Nicole Caligaris

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Le 14 février 1975, deux des très grands musiciens de l’improvisation, le guitariste Derek Bailey et le saxophoniste Evan Parker, se sont produits sur la scène du Wigmore Hall, à Londres, ce London Concert avait été enregistré, puis édité par le label d'Evan Parker, le label Psi. À l'intérieur de la pochette, une photo en noir et blanc. Derek Bailey, ses lunettes, son étui à guitare, Evan Parker, sa barbe, son étui à saxo, y occupent, l’un derrière l’autre, et non pas l’un à côté de l’autre, les derniers rangs d’une queue à une station d’autobus. L’image provoque cette perturbation de mes repères mentaux dont les Anglais ont le chic, que le cinéma de Hitchcock a portée au génie et dont je soupçonne l’Autrichien Wittgenstein d'avoir attrapé la manie pendant ses séjours à Cambridge.

Tout le monde, est aligné, seul, sérieux, tourné dans la même direction, sauf deux dames qui papotent, l'une à demi mais à demi seulement tournée vers sa voisine, dans un désaxement dont on sent bien que l'intempestivité ne sera que passagère, à part elle tout le monde, donc, est tourné dans la même direction, celle de l’arrivée du bus je présume, dont quelque chose me dit, attention !, qu’elle n’est pas la bonne ! Il y a quelque chose de faux dans l’organisation de l’espace : la position du trottoir par rapport à la chaussée envoie vers ma mémoire le signal alarmant que le bus doit arriver, j’ignore dans combien de temps, mais de l’autre côté ! dans le dos de ces pauvres gens qui regardent, les malheureux, à l’opposé de l’événement qui doit changer le cours immédiat de leur existence, cette inconscience crée en moi une tension dont ils n’ont pas l'air de sentir le moindre effet, ils attendent, placides, en ligne. Rien ne me permet de saisir intimement le naturel de ce comportement étrange, de cette disposition, une suite d’unités humaines distribuées le long d’une figure géométrique, une droite à peu près parfaite, à intervalles extrêmement réguliers, qui avec son journal, qui avec son étui d'instrument, qui avec le paquet des courses. Je regarde la photo. Cette coutume a quelque chose de bouleversant.

 

Elles sont trois, vingt ans, accrochées à la barre du métro, à l’heure du boulot, le matin. La question est de savoir si, chez Machin, on mange Hallal. Apparemment, rien n’est moins sûr.

Dans le doute, l’une préfère s’abstenir d’accepter toute invitation chez Machin.

La deuxième s’en est tirée hier soir en optant pour du poisson, choix judicieux, qui permet à la fois le maintien de la règle, à la fois la suspension de la contrainte. Le problème reste entier mais il est inactif.

Elle répète l’astuce de toujours qui rend compatible la coutume et le mouvement : elle conserve le doute, sans l’inhibition.

La troisième, elle, plus byzantine, entre dans le vif du vrai fondement de la conversation : une dispute théologique de haut niveau, de Charonne à Buzenval, entre l’esprit et la lettre du dogme, établissant que le discours prévaut sur les faits et que, si Machin affirme que sa viande est hallal, qu’elle le soit effectivement ou non ne change rien à la conscience du mangeur de bonne foi, qu’il n’y a point faute s’il n’y a point conscience, c’est-à-dire intention, et que tu peux manger de la viande chez Machin s’il a annoncé de la viande hallal : « c’est pas pécher ».

 

Quarante minutes avant une séance de L’Étrange Festival, devant la porte en verre du Forum des Images, de petits paquets de personnes, généralement masculines, généralement juvéniles, forment un agglutinement qui encombre le couloir pourtant spacieux du Forum des Halles, agaçant les passants contraints de demander une permission de passage qu’on ne leur accorde, tout occupé de sa conversation, qu’avec beaucoup d'inertie. Deux copains, chacun chargé d’un étui d’instrument de musique, l’un sax, l’autre guitare, font la queue sociologiquement.

Le sax observe que c’est une question de compétence : en France, les gens ne savent pas faire la queue.

Le guitariste : les Français ne savent pas comment décider à partir de quel moment on considère qu’on fait la queue. Un type attend devant la porte du cinéma, le Français va se placer par-là, à distance flottante, pour signifier qu’il n’a pas l’intention d'usurper la première place, certainement pas, mais qu'il n'a pas pas non plus la crainte de se faire piquer la deuxième, qu’il est un type cool, en somme, capable de confiance, décontracté sur les principes.

Le sax : En Angleterre, le premier qui arrive sait que la règle est claire et toujours applicable, il a beau être le premier, la ligne existe déjà, par convention, elle est présente, abstraite mais effective, il n’y a pas de question à se poser, il n'y a plus qu’à se placer pour marquer soi-même concrètement l'application de la règle.

Le guitariste : le Français se fie à un savoir fondé sur l'expérience, il sait très bien ce qui va se passer, le type qui est devant lui attend des copains, quand ils seront arrivés, il aura perdu cinq places.

Le sax : le Français accepte de se faire avoir, c’est son idée de l’administration des choses. Par une tolérance à l’injustice, il achète une souplesse dont il compte à l'occasion tirer bénéfice.

Le guitariste :  les Anglais ont cette idée que, pour se mettre ensemble, ils doivent s’organiser ; les Français, quand ils se mettent ensemble, c’est pour désorganiser.

 

Au petit bistrot du coin de la rue.

Le type qui passe, lentement, en s’appuyant sur une béquille — Ça va chouïa ?

Le type assis en terrasse sur le petit bout de trottoir — Ça va hamdoullah. Ça va ?

Le type qui passe — Ça va chouïa.

 

…à suivre.