J O U R N A L RÉCENT par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

J O U R N A L RÉCENT par Christian Prigent

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(octobre 2023)

 

25/10 [Zazie action directe]

 

Tout va bien se passer : c’est ce qu’on nous dit avant qu’on nous charcute.
Nathalie Quintane en fait le titre de son nouveau livre P.O.L.
C’est pour rire (dans le monde qu’évoque ce livre tout va plutôt mal).
Zazie la marrante revient à Paris, grandie, nettement plus politisée. Elle a une copine : Lucile Franque, peintre. Celle-ci arrive de loin dans le temps (1800). Dans son bagage : du qui fait penser (la radicalité artistique en période révolutionnaire et ses surenchères sectaires au temps de David et du premier Napoléon).
Comme les Persans de Montesquieu la France du Régent, ces dames observent la vie parisienne sous présidence Macron (CRS, vidéo-surveillance, GPS, Franprix, PSG, Conseil des ministres, CB bleue Master ou Privilège, McDo…) : les pieds dans le plat, éléphantes dans le magasin des porcelaines d’époque.
Il y a une sorte d’unité d’action (d’action directe) : on séquestre un ministre étêté (décervelé ?), sans membres (impuissant ?), résumé à son torse (tordu ?).
Mais autour de ce pauvre tronc beaucoup de rameaux, de feuilles, digressent joyeusement : gastronomies exotiques, quelques essayages, excursion basque chez Edmond Rostand, apartés bulgares sur le tchouchki burek, une visite portugaise à Camões et aux Lusiades
Les scènes se succèdent façon marabout / bout d’ficelle.
Le rebond (explicite) « révo, révolu, révolutionnaire » programme par exemple un peu de fantaisie rêveuse, des considérations sur le révolu moche toujours à l’œuvre dans l’actu pimpante[1], quelques aperçus sur la Révolution, le peuple, le Parti, etc.
Quant à l’enchaînement (implicite) torse / torse à poil / à poil / poils, il en fait pousser (des poils) tout au long du récit : problèmes capillaires, rasage de crâne, techniques d’épilations, dégustation de soupe aux poils.
C’est un conte (réf. : Montesquieu, Nodier, Swift…).
Mais où on parle plutôt comme Queneau (Zazie)[2].
Parfois comme Céline (celui de Mort à crédit)[3].
Le genre permet de faire ce que ni le roman des gondoles (vraisemblable, psychologique, moralinifère, social-concerné, non avare d’opinions), ni la poésie réflexe (porte-voix seulement d’elle-même) ne peuvent ni n’osent faire : gloses saugrenues, dialectique pour rire, parodie d’étrangeté gore, ressentis décomplexées, gags plus ou moins drôles, ébahissements sur-joués, trivialités assumées.
Soit : tout ce qui fait semblant de vouloir que rien ne consiste (côté analyse, réflexion philo, souci critique, portée satirique : sens affirmé).
Ça consiste d’autant plus, subliminal et moqueur.
Ces questions, par exemple, mine de rien : que faire, ibi et nunc, d’artistico-politique ? Poète comportemental  ? Ou praticien de la barbouille ? La vie plus que la toile ? Action directe plutôt qu’action restreinte ? Ou l’inverse ? Ermite au Larzac ? Barbu.e à Chaillot ? Etabli post-mao ? Zadiste ? Barde anti-bassines ? Néo-Tarnacais ? Terroriste séquestreur ? Avant-gardiste formel ? Ou pas ? Ou va savoir ?
Etc.
Les images passent en vitesse, les scènes se bousculent, l’action bifurque sans crier gare, les dialogues finissent sans plus de queue ni de tête qu’un ministre tronqué, le petit monde élyséen arbore son « goût de chiottes » (décors Vasarely ou XIXème pompier), l’actualité passe, coiffée de ses chapeaux de soumission à tous les clichés, truismes, tics, langues de contreplaqué.
Quelle heureuse désinvolture !
Et quelle intelligence aiguë !
C’est une joie de constater que la littérature peut ça, encore — peut toujours faire ça quand elle se prend à la fois totalement et fort peu au sérieux.

 

*

 

27/10 [degré zéro]

 

Un bémol, peut-être : parfois, c’est écrit comme on cause.
Par exemple : « j’y vais, a dit Lucile. C’est ça, vas-y zieuter, j’ai dit » (p.155) ; ou : « d’abord on va bouffer. Je cherche les cuisines, ou toi — comme tu veux —, on se ramène un bon poulet… » (p. 68).
Bizarrement, ça me gêne (heurte mon goût).
Cette gêne donne à penser.
L’époque aime assez qu’on écrive comme si on n’écrivait pas. Elle apprécie les contenus non chichiteux, l’expérience frontale, l’authenticité sans fioritures, les confessions cash et les opinions proclamées sans détour rhétorique.
Même des poètes, ces temps-ci, recommandent audacieusement cette façon : elle est censée rendre le poème « intéressant », sympa, démocratique.
Remarque : dans un écrit (= hors des tchatches de comptoir et du ping-pong des réseaux logorrhéiques), l’ostentation du non-style est encore un style : le style de l’absence voulue de style, le style de cette volonté ; et le signe que cette volonté est la seule forme qu’a voulu ou pu former le texte.
En tout cas si l’auteur identifie de part en part sa diction à cette volonté et monologue dans ce seul (non) style.
Là où alternent, s’affrontent, s’étreignent dans un disparate carnavalesque diverses sources d’élocution, plusieurs idiomes, niveaux de langue et formules stylistiques (chez Rabelais, Joyce, Gadda, Schmidt, etc.), l’aspect « écrit comme on parle » est implicitement donné entre guillemets, comme s’il était cité (ce n’est pas la parole de l’auteur/narrateur, il n’y engage rien de sa responsabilité élocutoire : il change sans cesse d’instrument, de tessiture, de tonalité).
C’est dans le décalage de la citation, la distanciation par les guillemets, que se constitue l’effet de réel (le ressenti d’un reste vide de signification ouvert au cœur de la multiplicité diversifiée des formes et des postures linguistiques mobilisées pour faire fiction sensée).
Dit autrement : si toute réduction littéraire de l’effet écrit à un parler débraillé peut provoquer un malaise, ce n’est pas qu’un fait de goût subjectif (répulsion pour le trivial, réticence au bâclé, nostalgie du beau style[4], inguérissable amour des « grandes irrégularités » du langage poétique, manie de singularité ésotérique).
Si le fait même d’écrire forme (doit former), dans la langue, une différence (ou « style ») ce n’est pas par caprice aristocratique ou fantaisie ornementale ; mais parce que c’est cette différence même (ce style ostensiblement accentué) qui note en effet la pression exercée sur la parole par une différence (non logique) inassimilable à l’ordre commun des usages symboliques — pression sans laquelle il n’y aurait même pas de littérature.

 

*

 

28/10 [Orion et compagnie]

 

Cette nuit, vers les 03 h, quand je me suis penché à la fenêtre de la salle de bain pour ma minute de méditation cosmologique, le grand chasseur Orion m’a fait : « coucou me revoilà ! ».
Il émergeait, l’air un peu penché, tout scintillant d’espièglerie, des lointains de l’est enfoncé derrière le mur de gauche de la maison et Aldébaran, l’œil du Taureau, rutilait à fond la forme plus haut au N-O : bientôt l’hiver !
Nathalie Quintane (p. 120 de Tout va bien se passer) dit que la constellation d’Orion forme un H.
Que non !
Orion, c’est un sablier. Par sa ceinture triplement cloutée, le temps (infini) et l’espace (pareil) s’écoulent chaque nuit pour que s’humilient les petits êtres aplatis sous l’exubérance des sphères et on fait pas son malin.
Compensons ce différend astronomique par un peu d’unisson gastronomique : au moins 5 émojis hilares d’enthousiasme pour les pages (146/147) où NQ fait l’éloge de la bière belge Orval.
Et embrassons-nous, Folleville, à l’évocation émue (p. 19) de Roger Rivière, le champion cycliste accidenté qui finit sa vie en fauteuil roulant (au col cévenol du Perjuret, devant le petit monument qui rappelle sa chute à cet endroit en 1960, je me suis plusieurs fois recueilli).

 

 

 



[1] « De toutes façons, mentalement, on n’a pas dépassé le XIXème siècle » (p. 43).

[2] « Eh, a dit le garçon, bien prenez des fraises » (p. 126). Ou encore : « Où sont les toilettes ? Les double V.-C. ? » (p. 70).

[3] « Tu préfères pas plutôt un sorbet au citron ? me dit un grand gars qui transporte une glacière, y en avait tout un stock, en haut, du bon ! » (p. 159).

[4] Le « bien écrire » des professeurs, des jurés de prix littéraires et des ateliers d’écriture (voir à ce propos ce que Nathalie Quintane dit, p. 85, du mal peindre : « peindre mal, depuis le Greco au moins, cest peindre »)… L’écœurement que provoque ce stylisé standard peut pousser à faire linverse : pop, trash, « parlé », le moins rhétorique possible. Mais le risque est du coup de penser également trash, plat, superficiel, ras les pâquerettes : de ne faire quavec des potins dactualité, des poncifs sociologiques, des points de vue polémiques, de la psychologie de magazine et du « vécu »  nombrilique.