J O U R N A L   2 0 2 1, extrait 9 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

J O U R N A L   2 0 2 1, extrait 9 par Christian Prigent

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10/10 [matière de Bretagne]

 

Un magazine régional me demande d’écrire sur la poésie en Bretagne.

 

Sur l’actuelle : rien à dire. Sinon qu’ici comme partout la poésie est peu dans ces flopées de plaquettes où des passionnément bretons, des bretons par état civil ou des pas bretons du tout saucissonnent un peu de sensible en vers libres standard.

 

Vu dans le rétro : dans la France de Philippe-Auguste apparut la matière de Bretagne.
Elle fut, pour trois siècles, la nourriture poétique de l’Occident.
Née en grande plutôt qu’en petite Bretagne — nonobstant le Léon de Tristan et la toponymie de Brocéliande. Matière celtique (ou rêvée telle), en tout cas.
Païenne d’origine même si Robert de Boron la christianisa vite fait.
Ceux qui ont suivi (les du cru comme les immigrés furtifs, les vissés sur place ou les expatriés) lui ont volontiers dit leur amour. Laissons le folklore des régionalistes en chapeau rond, des néo-bardes du XIXème (Brizeux, Botrel…) et de leurs héritiers actuels (pas de noms). Préférons Corbière, Saint-Pol-Roux, Max Jacob. Voire  André Breton (comme son nom l’indique) émoustillé par le trépied de Keridwenn[1].

 

La geste du Graal a beaucoup intéressé les poètes.
Pourquoi ?
Ressassons : pour noter l’effet que le monde nous fait, nous n’avons jamais les mots. Pire : les mots communément articulés en discours sont une terre gaste entre le monde et nous : nos expériences intimes s’y perdent. Il faut tenter de franchir cet espace. Entrer dans la forêt où gît l’énigme : inventer des langues qui disent plus justement la vérité des sensations, des amours, des peurs. Chercher le « réel », en somme — toujours manqué.
Cette quête s’appelle poésie.
C’était celle de Perceval le nice, le risque-tout timide qui découvre son nom au fil de l’aventure et entrevoit, ne fait qu’entrevoir, sans oser demander qu’on lui dise ce qu’il est, à qui on le sert, de quel monde exorbitant il vient, le graal du réel étincelant au fond d’un château perdu.

 

*

18/10 [le monde sera à moi]

 

Ma petite fille Aimée (treize mois) tente une première parole. Une sorte de « il est là », me dit sa mère. Elle (sa mère), vers cet âge, émettait un « ota ! », qui synthétisait brillamment « oh, ça ! », « c’est quoi, ça ? », « je veux ça ». Les bases de l’exploration et de l’appropriation du monde : « il est là, il sera à moi : oh là là ! ».

 

*

25/10 [un classique ?]

 

Lecture : Principes pour une littérature qui empeste[2], de Michel Surya.
C’est d’un penseur radical.
C’est-à-dire d’un penseur.
Que ne pas penser radicalement est ne pas penser du tout, c’est ce qu’à le lire on éprouve.
Cette épreuve dénude les compromis où on s’empêtre de « et pourtant… », « mais quand même… », « après tout… », « on pourrait dire aussi… », etc.

 

Michel me rappelle sa filiation : Baudrillard, Guy Debord.
On voit bien en effet ce que sa langue a de debordien.
Il en revendique le « classicisme ».
Mais Debord n’a pas écrit Le Mort-né. Ni Exit. Ni LImpasse.
Si on savait pourquoi, on en saurait plus sur la littérature, la pensée, la vie.
Peut-être que rien, simplement, ne le contraignait à le faire. Qu’il n’eut jamais à se mettre dans la posture où le classicisme olympien de sa langue aurait à répondre au « courant douloureux qui fait écrire » (Proust), et à répondre de lui. Où il serait par cette douleur suffisamment brutalisé pour se voir forcé à sortir de sa maîtrise (syntaxique, rythmique) une autre langue (précipitée, haletée, hantée).

 

Le très poignant Olivet de Surya relevait ce gant.
Texte écrit comme si l’auteur s’effrayait d’avoir osé l’écrire et à chaque ligne avait peur de n'avoir plus le courage de l’écrire.
Lancé dans une vitesse de défi à soi-même.
Et jeté à la gueule des autres : « vous l’aurez voulu ! ».
Sans rien laisser respirer autour : non ponctué, enchaîné, implacable.
La forme qui se forme là n’a pas grand chose de « classique » (de la sérénité surplombante, poncée et harmonique du classicisme).
Ça ne dit pas rien de ce qu’il en est de leffet du réel en langue, quand la charge d’affect dudit réel ne veut rien savoir de quelque pacification stylée que ce soit. 

 

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26/10 [bavardages]

 

Le « style » de Guy Debord impressionne, en général. Je ne trouve pas qu’il y ait de quoi. Cette langue est un duplicata kitsch : « classicisme » reconstitué (stuc plutôt que marbre).
Du Viollet-le-Duc, ai-je dit naguère.
C’était d’une arrogance sans doute ridicule.
Mais je n'en regrette rien.
Parce que c’est ce que ne peuvent pas ne pas éprouver ceux qui pensent qu’aucun travail de pensée n’est indemne de la forme choisie pour l’énoncer.
La langue de Debord est soutenue, comme on dit. Prothésée, même. En vérité : morte. Comme ces astres qu’il ne voyait plus qu’en tant que morts dans le monde où lui s’éprouvait, bien plus que révolté, déplacé — anachronique.
Astres morts : la politique, l’art, la poésie.
Auront-ils, Debord et ses épigones (Tiqqun, Julien Coupat…), bavardé sur leur disparition !
Toutes ces « fins » (de l’Histoire, de l’Art…), ceux qui ont coutume de les annoncer sont ceux en qui s’est épuisée la force de se recommencer (de se réinventer des langues, et, par cette réinvention,  des mondes).

 

*

28/10 [classicisme]

 

Ce que Surya appelle « classicisme », c’est Pascal : l’ironie polémique des Provinciales, la densité elliptique des Pensées. L’instinct de ciel qui tire à lui la vibration de la parole.
Je ne sais pas si le « classicisme » se repère à des marques formelles.
C’est plutôt une sorte de morale générale de l’expression. Hauteur de ton. Goût de la litote, de la polysémie implicite (de la polysémie sous-cape). Un concentré d’étiquette diplomatique, l’idiome de l’urbanité de cour.
C’est aussi l’idiome du cynisme de ce monde et de sa fondamentale hypocrisie. De son esquive perpétuelle du bas, du dysharmonique, du non hiérarchique, du décentré.
Où l’entorse, alors (soudaine frontalité, lâcher de trivial, courbure baroque, pointe de polémique vache…), fait d’autant plus mouche. Ainsi, sans rapport autre entre eux deux que cette capacité d’écart : Saint-Simon et Pascal.

*

 

29/10 [de la nature]

 

Marche au fond de l’anse d’Yffiniac à travers les herbiers. Dans les crevasses maçonnées de vase, la sauvagine : aigrettes garzettes, tadornes de Belon, courlis.
Déboule du fond de l’horizon un autobus[3] velu, forcené.
Jumelles !
Un grand sanglier mâle.
Ça cavale : à fond la forme !
Vers moi (me dis-je, pas rassuré — quoique perché sur la digue de terre qui protège le polder des hautes marées).
Mais je ne l’intéresse en rien : voué à d’autres songes, ou terreurs, ou buts, ou besoins, ou victimes. Il écrabouille les joncs, ignore les mares, vole au-dessus des ravines, fait s’égailler les mouettes.
L’air qu’il bouffe lui dégoutte des babines.
Et il disparaît derrière des fourrés, vers la mer moqueuse qui jubile de cotons au lointain.
C’est d’une beauté violente.
Mais rien du grand spectacle animalier que j’ai vu au Kenya ou au Spitzberg : le site m’est familier, l’animal n’est pas exotique. Juste un peu d’étrangeté dans le familier — ou vice-versa.
N’empêche que du coup deux mondes se font face.
L’un : indifférent. L’autre : intimidé. Le coin de sauvagerie (nuées d’oiseaux, marais hostile au marcheur, rivières boueuses, froides, inamicales) s’enfonce dans le rivage humain (fermes, hameaux au loin). La bête fonce à travers le cadastre cultivé. Sa masse en biffe d’un coup les clôtures. Elle passe : pesante (corpulence) et incroyablement agile (course). Catégorie lourd-léger, comme on dit en boxe.
La vie sauvage : dédaigneuse, brutale, superbe. Sa beauté saisit et effraie. La « nature » : heimlich / unheimlich.

 

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31/10 [Madame Bovary, c’est le moi]

 

Relecture de Flaubert.
Dans un exemplaire chiffonné de Madame Bovary, une feuille manuscrite (des années 1970).
Le petit lacanien d’époque (moi) y note le conflit dramatique entre l’imaginaire (Emma Quichotte ?) et le réel (Charles Pança ?). Conflit condensé et déplacé par les ruses, les leurres, les contradictions et les disparités du symbolique. Soit : les langues. Celle des romans sentimentaux que lit Emma, celle de l’aristocratie (Rodolphe), celle de la petite bourgeoisie positiviste (Homais), celle du peuple des comices.
C’est en effet ce dispositif qui permet à Flaubert de dire : « Madame Bovary, c’est moi ».

 

Disons plutôt, du coup : Madame Bovary, c’est LE moi.
Le moi d’Emma lui fait vivre sa vie comme « une insuffisance de vie ». Elle refuse le réel qu’elle identifie à la plate « réalité » (Charles, Madame Bovary mère). Mais elle n’a à lui opposer qu’un imaginaire de midinette (le « romanesque » du hobereau Rodolphe, les cinq-à-sept en ville avec le jeune Léon). Au contraire de Flaubert, elle ne dispose d’aucune puissance symbolique qui lui permettrait de distinguer réel (expérience, ouverture) et réalité (représentations, fermeture). En quoi Flaubert n’est pas, pas tant que ça, voire n’est pas du tout, Madame Bovary.
Chacun de nous vit du courant alternatif qui anime la rotation du triangle réel/imaginaire/symbolique. Et meurt de n’avoir pas de langue (de mode d’expression) pour symboliser (détourner, sublimer) le conflit réel/imaginaire. Meurt effectivement, parfois — comme Emma la suicidée. Ou, moins radicalement, s’éteint dans la folie, la névrose, l’aphasie, l’abrutissement aliéné aux lieux communs.
Le conflit oppose aussi la pseudo objectivité du roman « réaliste » et la subjectivité des fables du roman « romantique » (des romans de chevalerie aux arlequinades et au romans-photos pour dames). En ce sens : Madame Bovary, c’est le roman. Genre sans issue s’il ne tient que de ce face-à-face de chiens de faïence. Qui n’a d’autre choix qu’une sortie hors du roman. Pour Flaubert : « l’encyclopédie en farce » (Bouvard et Pécuchet) et le rosaire des perles du patois social (le sarcastique Dictionnaire des idées reçues).



[1] Salut au passage à Jean-Pascal Dubost, à l’œuvre aujourd’hui aux Forges de Paimpont.

[2] Les presses du réel / Al Dante, 2021.

[3] Le capitaine Haddock, bousculé par un tapir dans la forêt amazonienne (Le Temple du soleil) : « ne me cachez rien : c’est un autobus qui m’a renversé ? ».