JOURNAL 2021, extrait 11 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 11 par Christian Prigent

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06/12 [l’ignoble]

 

Eric Zemmour lance son mouvement « Reconquête ».

Celui qui ose ce mot ne le fait pas sans que s’y inscrive, en filigrane d’ignominie, sa culture historique. Reconquête : Reconquista. Il s’agissait alors, du temps des Rois Très-Catholiques, de reprendre l’Espagne aux musulmans. Puis d’en chasser, après la prise de Grenade, les juifs. Jusqu’à quel point d’ignoble ira le débat politique en France ?

 

*

 

07/12 [histoires de souris]

 

La couverture de Le fictionnel et le fictif, d’Eric Clémens, s’orne d’une double image de souris :  l’animal et une souris d’ordinateur.

Notant la double signification, Eric demande : « où est le réel de ces logo-phénomènes, de ces façons diverses d’apparaître ? ».

Réduit au fait lexical, le problème est celui du sens dit propre — à partir duquel (en tant qu’origine, socle de réel, référent) se développent des sens dits figurés. Développement que peut décrire la rhétorique (la panoplie des « figures » : métaphores, métonymie).

Mais si à la propagation des signes et de leurs significations il n’y a ni point d’origine ni motivation (non arbitraire), aucun sens, au vrai, n’est « propre ». Le propre du sens n’est jamais que ce transfert qui fait passer d’un sens à l’autre, via des liaisons plus ou moins étymologiques toujours à refaire : la langue et son histoire ne sont faites que de ce mouvement des signifiants, à l’infini glissants, sans cesse réinventés.

Nul étymon ultime n’arrête le mouvement : derrière l’étymon latin (sorex) de souris il y a l'étymon grec (urax) de sorex ; et derrière urax, une chaîne de racines aujourd’hui perdues. Mobilité, bâtardise, contamination, dépense et perte : ainsi vit la langue.

 

Souris (< sorex) apparaît dans le français au XIème siècle avec le sens de partie charnue d’un gigot. C’est un sens figuré (par rapport au sens latin de sorex : l’animal). Au moment où il survient, il s’installe comme propre. L’histoire a congédié le sens propre d’avant (l’origine, l’étymon) : un sens figuré l’a destitué. Il fait désormais figure d’étymon. Capable de régénérer à son tour, mais comme figuré, l’ancien sens propre : coucou la bestiole, re-née du gigot !

 

Il y a en latin un autre mot pour souris : mus. Martial (XI, 29) lui donne un sens érotique : petit nom donné par une femme à un homme (allusion à son pénis). Le même mot, traduit par souris, a pu en français désigner une jolie femme. Le mouvement de la fiction linguistique traverse aussi les genres, déstabilise la différence sexuelle.

*

 

08/12 [home cinéma : John Huston]

 

Hier soir : The Dead.

C’est de la musique.

Au fond : une basse répétitive. Le rituel mondain frisotte de festons : liserés de tentures et ourlets de nappes, moustaches masculines et bouclettes féminines.

Ça ne produit que de minces écarts chromatiques.

On monte et descend les escaliers, ça fait un peu de profondeur (plongée / contre-plongée). Les danses tournicotent vaguement sur le plancher, ça fait du leitmotiv. Les plats (oie, pudding) passent comme le temps, ça nappe l’harmonie.

La berceuse du semblant ronronne : langue morte des compliments, opinions culturelles, hommages convenus et rengaines d’opéra.

Tout ça bouche on ne sait encore quel trou où s’interdit mollement de surgir une possible intrigue.

 

Pas de profondeur de champ. L'image bouge peu : Huston passe des vues quasi fixes. La caméra caresse tout ça à plat, la tête de la focale ailleurs. Cet ailleurs est à peine indiqué : juste un écho de manque, l’intuition distraite d’un hors-champ. A peine si on entend une rumeur d’étrangeté et d’inquiétude sous la surface du décorum de fête.

Sur la ligne des basses montent sans élan et crèvent vite des bulles de bouffonnerie, des virgules d’insolite : pizzicati aigres (éclats furtifs mais aigus de l’actualité politique, intermèdes chantés, pittoresque ivrogne, une mère à la mauvaiseté à peine cachée). Ça suffit quand même pour raturer l’unisson, suggérer des couacs.

 

Puis on sort. Voici la strette finale. Assez vite, elle ouvre la fiction, ses images et ses langues, aux larmes, à la douleur triviale — à une sorte de vérité. Elle lie en un oratorio laconique et funèbre la basse mélancolique et le pizzicato cruel. Le petit cheval tourne obstinément autour du mausolée. Et c'est la maison où s’éteint froidement la mélodie.

Il y avait un mort, dans le jeu. Ce cadavre caché sous les ronronnements de la socialité et l’atonie des paroles rituelles sort du placard. Le trou du temps se réouvre dans la clôture apathique de l’instant. Pleurs et grincements de dents.

La mort, entre la neige blafarde et la campagne désolée qui monte vers l’horizon, reprend ses droits : the end.

 

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09/12 [Georg Baselitz au Centre Pompidou]

 

Ma fille trouve Baselitz « couillu ». Au temps de Flaubert, ç’aurait été un compliment. Désormais, pas vraiment. Judith veut dire, moqueuse : gesticulant du viril, frimeur.

Soit.

On peut trouver cette brutalité trop « spectaculaire ».

Et le retournement baselitzien des figures est sans doute exagérément démonstratif.

N’empêche.

Ce renversement évince les figures : donne accès à la facture en tant que telle (B. ne retourne pas des figures déjà peintes, il les peint renversées — en témoigne le sens des coulures du médium).

Un autre espace s’ouvre, alors : l’ostentation de la facture est presque une proposition de contact avec la matière peinte.

La tactilité n’est évidemment que suggérée (la peinture dit toujours : noli tangere ; le contact — la réduction de la distance optique, l’effacement de la médiation symbolique — est interdit). Elle est cependant violemment appelante.

Un tableau expose toujours la tension entre l’appel au toucher et l’interdiction d’y céder. C’est cette tension qui anime la fiction composée par B. (le monde qu’il reconfigure pour un œil par lui-même alors dépassé).

 

La vraie vue (la vision) est ailleurs que dans la vue, dit cette fiction. L’œuvre l’invente comme distinguée d’elle-même : la chose vue, la chose à peindre est, une fois peinte, ce qui dépossède la vue d’elle-même. Et, dans le même mouvement, défait la peinture comme enregistrement d’une vue (un motif). Mais c’est dans le jeu même de cette défection que se refait la peinture — et le monde avec elle est une fois de plus « refait » (déjoué), récusée la possibilité de le figurer en images pleines et stabilisées.

Tout grand peintre nous le montre.

Baselitz nous le rappelle avec une force impérative.

 

De ce dispositif une peinture de la série des « bûcherons » donne une version quasi allégorique : le paysage de forêt et les corps des travailleurs sont éclatés par l’irruption d’éclats de ciel. Les bûcherons vaquent à leurs occupations, désarticulés entre ou par les troncs, en suspension, hors sol. Ne reste de leur assignation au « monde », à la réalité couramment représentée, au socle terrien dont la nouvelle configuration s’est décollée, que l’empreinte d’un pied. C’est comme la trace de celui du géant Antée arraché au monde qui lui donnait sa force et livré à la victoire d’Héraklès (un beau dessin de Delacroix montre cette scène). Ainsi la fiction peinte triomphe-t-elle de la « réalité ».

 

Une fois cela démontré, qui différencie utilement la peinture de l’imagerie (cette différence va de soi — on ne cesse pourtant de vouloir l’ignorer : le succès récent de Giorgia O’Keeffe en est l’un des effets, mondains), on peut retourner le retournement… pédagogique. Ou pas, peu importe : désormais l’image ne tient plus à elle-même qu’en tant que souvenir, spectre, traversée hantée d’émois secrets et de sensations furtives : elle revient comme ectoplasme, trace d’une altérité au monde figurable, nommé.

Les choses (paysages, scènes) sont alors sur nous, avant que nous puissions les mettre à la distance de la vue (de la pensée). Elles nous tombent dessus, toujours-déjà défigurées, goguenardes. Une sorte d’intériorité, de rêve (amours) ou de cauchemar (l’Allemagne écrabouillée de 1945, les Trümmerfrauen), remonte des fonds sensibles vers la surface plate, et la creuse d’angoisse.

Voici moins des corps, moins des décors, moins une « nature » représentable, que des empreintes surgies d’une expérience hallucinée par la pression de l’irreprésentable (le souvenir sensoriel, une hantise sans pathos) : Ach, Rosa ! Ach Rosa ! — et dans l’expansion flottante d’un rose flouté par la résistance des formes à la figure, passent des ombres qui sont comme celle du cadavre imprimé sur le suaire de Turin ou les traces furtives que dans un minable petit musée romain on nous dit être celles des âmes du Purgatoire.

 

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10/12 [préfixes, prépositions]

 

Hier soir au Centre Wallonie-Bruxelles Clémens citait Mallarmé évoquant la danseuse Loïe Fuller : « extatique impuissance à disparaître » (c’est dans Crayonné au théâtre).

Immobile mouvement, stase mouvementée : les oxymores désignent un vide que les mots ne peuvent emplir de substance logique : paradoxale nomination de l’in-nommable.

 

Les noms et les verbes (« extase », « impuissance », « disparaître ») sont trop chargés de significations fixes et positivées pour produire cette paradoxale désignation.

Mallarmé travaille en fait avec les préfixes : ex- (le saut, la sortie : l’instinct de ciel) ; im- (la négation : l’interdiction, l’implacable pesanteur) ; dis- (l’ouvert : le grand écart de la danseuse entre l’ex- et l’in- ; et la tension qui en résulte).

Aussi bien : l’être tenu par la chair à la terre et délivré d’elle par la parole — « immobile à grands pas » entre les deux.

 

Remarque (de l’ex-prof de lettres classiques !) : les préfixes latins sont aussi des prépositions (ex, in, ad, per). Celles-ci font effet avant (pré-) que ne se pose une signification articulée. En fait, ce sont des indications gestuelles, des recommandations muettes, les signaux du déplacement concret (sortir, entrer, s'orienter, passer, traverser..), des pictogrammes élémentaires, des flèches. Elles indiquent des axes, engagent à des mouvements dans l’espace physique, en puissance (mais seulement en puissance) de se fixer en figures symboliques (en unités de significations) et de faire discours (espace mental).