J O U R N A L   R É C E N T, janvier 2024 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

J O U R N A L   R É C E N T, janvier 2024 par Christian Prigent

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02/01 [poésie poésie]

Pour préparer un exposé, je relis les Bons-Pères : Ducasse, Rimbaud, Mallarmé, Ponge, Denis Roche…
C’est comme repartir à zéro.
Base : chacun de ces poètes identifie la poésie à la question-de-la-poésie (l’objet du poème est le poème)[1].

Le reste, c’est… la littérature : elle traite des sujets (pris en dehors d’elle-même).

Poésie = part de la littérature qui prend la littérature pour objet (quels que soient par ailleurs les phénomènes que l’auteur évoque pour donner corps à son propos pensif : sites pittoresques, instants pathétiques, choses du quotidien).

Dit autrement : de quelque objet qu’elle ait l’air de parler, la poésie moderne parle surtout de ce qui la cause, des buts qu’elle poursuit, des moyens qu’elle mobilise pour faire consister des formes.

A peine ai-je noté cela que l’adjectif « moderne » me semble inutile.
Certes, la poésie « ancienne » traite de sujets extérieurs : théogonies, exploits guerriers, prouesses courtoises, dulcinées, plaisirs des jours, extases pieuses et paysages choisis.
Mais en vérité, elle aussi, c’est d’elle-même qu'elle parle : de ce qui motive ses patois rhétoriques (la pousse à dire de façon si peu « naturelle » le monde, la nature, les guerres et les amours) ; elle s’évertue à justifier ses façons  ostensiblement artificielles.
Il suffit de considérer ce de quoi, d’entrée, partout et toujours, elle a voulu parler : les dieux, le Ciel — c’est-à-dire ce qui est si peu compréhensible qu’il n’est possible d’en parler qu’en ressassant en discours rimés que c’est impossible à faire ; ou en inventant des formes si déformées par l’énormité de ces sujets qu’elles peuvent passer pour des délires abscons.
Ainsi elle se met en scène elle-même s’évertuant à parler de ce dont on ne peut parler : qui illumine et sidère.

 

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03/01 [le coup du soleil]

 

Vers 1950, pour changer du cageot, de l’huître ou du galet, Francis Ponge prend imprudemment pour objet le soleil.
Cet objet non plus que la mort ne se regarde en face. C’est de toutes façons plus qu’un objet : sa lumière conditionne la possibilité même d’écrire ; mais, en tant qu’objet aveuglant, il fait surgir, non sans quelque effet de vertige, l’impossible à écrire : ce n’est pas un objet, mais un trou.
Voilà donc qu’il faut le mettre « en abyme », en détourner le regard et ne le décrire que dans des formes défaites, enragées d’expression, tournoyantes de variables et notant par leur puissance d’auto-défection elle-même qu’il y a toujours au royaume de l’expression quelque chose de défait, de pourri : d’impossible à boucler et stabiliser.
Que celui qui écrit le sache ou pas, c’est cet excès lui-même qui est le sujet de la poésie. On peut lui donner tous les noms qu’on voudra (l’impossible, l’innommable…[2]) aucun n’en rendra raison parce que c’est d’un excès aux noms qu’il est en l’occurrence question. Un poème a pour tâche de faire forme avec ce qui déforme toute forme. C’est parce que ce qui a fait que le poème a s’écrire vient d’un en deçà ou d’un au delà de toute forme (mesure finie, figure prescrite, intention expressive).

 

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06/01 [l’affreux Jojo]

 

Pour le même exposé, retour au Bataille de Haine de la poésie.
Texte crucial.
Obscurément éclairant pour la question qui m’a toujours occupé : pour être en effet poésie, que faut-il que la poésie haïsse de la poésie telle qu’elle s’accepte ordinairement ? et que faut-il haïr de la poésie couramment formée (la « belle » poésie) pour au bout du compte faire l’expérience é-norme de la poésie ?

 

Je jette un œil, dans la foulée, sur les poèmes de Bataille.
Qu’est-ce qui a bien pu m’intéresser, quand je les ai découverts (en 1969) ?
J’aimerais que ce ne soit pas que les obscénités coprolaliques (« je me branle de raison / me torche de pomme »[3]) heurtées aux élans d’allure mystique (« Chance ô blême divinité / rire de l’éclair / soleil invisible », etc.).
Mais je crains que si (ça plaisait, que cette altercation sur-jouée salope le bon goût poétique d’époque).

En 2011, Sylvain Santi me disait que les poèmes de G.B. ne sont pas de mauvais poèmes mais des poèmes mauvais (comme on peut avoir l’air mauvais : rageur et vicelard). Des poèmes de voyou, d’affreux Jojo. 

Oui.

Je vois aujourd’hui leur pose : l’affectation de crudité (l’obscène) et de nudité (le pathos du non-savoir).
Cette poésie aime le « ô » lyrique (« ô soif / inapaisable soif », « ô ma cravache ma douleur »…). Elle recycle les topos abstraits qu’aiment les poètes (ces lointains flous sont commodes pour beaucoup : ils évitent de penser de près) : le ciel, l’infini, l’amour, la vérité, la nuit, le vide, la haine, la joie…
Elle imite (au sens d’Imitation de N. S.) le mode d’élocution des mystiques (Angèle, Thérèse d’Avila, Ignace). Pas sûr que soit seulement parodique : certes, ça professe une non-foi ; mais extatique et lugubre comme une foi (« je pleure de ne pas mourir », « aimer c’est aimer mourir »).

Côté « forme » : segments déclaratifs chus de ce qui pourrait être le compte-rendu d’une « expérience intérieure ». Alignés en vers, ces extraits restent des traits de prose gnomique (ils énoncent des sortes de « vérités ») et oratoire (leur empilement est souvent litanique : « J’ai faim de sang / faim de terre au sang / faim de poisson faim de rage / faim d’ordure faim de froid »).
La découpe versifiée est stéréotypée : syntaxe et prosodie coïncident à peu près constamment ; aucun dispositif prosodique n’ouvre d’espace entre la phrase assertive et le phrasé rythmique.
A l’intérieur, le texte est peu actif (le sens n’est pas ambigu ni travaillée la partition sonore) ; seul tremble en lui le flou des vastes notions (les « universaux » évoqués ci-dessus).

Une fois épuisé l’effet (désormais pétard mouillé) de provocation anti-idéaliste (« De la bouse dans la tête / j’éclate je hais le ciel »), on peut trouver assez sommaire et assez pesante cette alliance de déclarativité rhétorique, de platitude monosémique et de métronome rythmique.

 

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07/01 [correctif GB]

 

Ce que j’ai dit hier de Bataille poète est d’une prétention ridicule (sachant le penseur qu’il fut, mesurant ce que je dois à cette pensée).
Je reprends.
La poésie de Bataille répond à une impulsion philosophique.
C’est au fond une poésie didactique (je vois la tête de B., s’il lisait cette phrase !).
L’auteur cherche un effet de nudité formelle, d’instabilité pensive et d’excès immoral. D’une part il sur-joue (exaltation sauvagement « mystique », rabâchée jusqu’au mime de l’idiotie) ; d’autre part il déjoue (trivialité lexicale, saleté non « poétique », chutes de pensée).
On peut être encore sensible à l'espèce d’apnée des significations que produisent les litanies obtuses et le halètement expressionniste de ces textes.
Et à leur comique goguenard, leur agressivité énervée (bad poetry).
On y voit s’exprimer par jets une rage d’impuissance (à faire forme, à épuiser du sens, à fixer syntaxiquement une pensée) et, dans le même mouvement exclamatif, la joie mauvaise qu’il y a à ressentir cette rage — qui dit une vérité, un fait ontologique.
La haine (donc l’amour) de la poésie y est violente.
Car la « poésie », c’est peut-être la puissance de cette impuissance.
La poésie, telle qu’elle s’extirpe, essorée, aérée et durcie, d’une longue expérience de l’inadéquation du corps symbolique (la langue) au corps du réel « acéphale ».
Je vois alors, derrière les poèmes de L’Archangélique, passer comme des spectres ceux du Hölderlin des dernières années (Scardanelli) : angéliques, désaffectés, simplifiés à l’extrême, nus.
Et, plus proche de l’époque où œuvrait Georges Bataille, surgir l’os sec des textes d’Artaud au retour de Rodez, du temps qu’il disait vouloir en venir à ne faire que des « bâtons ».

 

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09/01 [clausule]

 

Bataille dit que le langage poétique veut l’impossible.
De fait : ce n’est pas au décor du possible (aux phénomènes) que s’intéressaient Hésiode, Homère, les prophètes bibliques, le psalmiste, Virgile, Dante, Milton, etc.
Ils tentaient plutôt de nommer d’innommables dieux et de localiser leurs illocalisables lieux (des Olympes, des Cercles infernaux, des Shéols, des Purgatoires, des Paradis…).
Soit : ils s’occupaient de ces excès au possible (aux représentations mises à disposition des hommes).  

C’est une sorte de manie.
Si on fait poète, il est difficile d’en guérir[4]

                                                                     car :

1/C’est le fait qu’il y a de l’innommable (un au delà des langues, une résistance au logos, une matière indifférente à notre conscience, des expériences qui défient la formulation) qui crée le besoin de poésie (qui fait qu’il y a de la poésie plutôt que rien : plutôt que seulement les usages pragmatiques ou ornementaux du langage).

2/La poésie cherche à nommer cet innommable.

3/Comme il l’est (innommable), cela (le nommer), tautologiquement, ne se peut.

4/La poésie (l’histoire de la poésie et le sens même de l’activité poésie) est l’ensemble des ruses verbales mobilisées pour nommer quand même : pour fabriquer des équivalents sensoriels (sonores, rythmiques, respiratoires…) à l’innommable qu’elle cherche à suggérer — dont elle veut manifester la présence négative : la « différence non logique » (encore une formule de Bataille).

 

 



[1] Plus que des formes poétiques c’est cette posture (étiquetée « textualiste ») que récusent aujourd’hui ceux qui considèrent que la poésie doit parler des réalités du « monde » sans couper les tifs méta-poétiques en seize (= sans trop d’effort d’intelligence de soi).

[2] Aucun de ces mots n’a de sens positif : il ne désigne que l’impuissance de toute désignation.

[3] Ou : « J’ai de la merde dans les yeux / j’ai de la merde dans le cœur ».

[4] C’est quand même ce qu’essaient de faire, périodiquement, façon « on se calme ! », des satiriques pragmatiques, des rhéteurs didactiques, des formalistes ornementaux, des hiératiques du Parnasse, des zutiques marrants, des anti-lyriques réfrigérés, des qui prennent parti pour les « choses », des objectivistes goût américain, des voués à la « facialité » rase-motte,  des auto-revendiqués « de merde », etc…