Christoffel ou le sens du sensible par Matthieu Gosztola

Les Célébrations

Christoffel ou le sens du sensible par Matthieu Gosztola

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Christoffel est extrêmement attentif à la liaison (multiple) qui existe entre musique et langage. Cette liaison, il la fait exister. Par ses créations. Opéras parlés, bien sûr. Hörspiels. Mais aussi par ses livres qui, comme (Argus du cannibalisme 2011), cherchent à inventer un nouvel objet poétique à destination de nos vies qui soit non pas l’adjonction de la parole à l’écrit mais le réel assourdissant et aveuglant (un réel fait d’énigme ; une  énigme réelle) qui naît de la façon dont une parole, son rythme, sa fluence etc. peuvent venir se frotter à un texte. Ce réel assourdissant et aveuglant n’appartient ainsi ni au texte ni à la parole mais à la façon qu’ont l’un et l’autre de se joindre. De se rejoindre. C’est-à-dire de se joindre et de se disjoindre à la fois, se tenant sans cesse dans une tension à jamais irrésolue qui naît de la réalité pressentie (mais souveraine) de la plénitude accomplie d’un rapprochement, plénitude vécue comme impossible mais perçue comme « imminence ». Plénitude accomplie d’un rapprochement ? Plénitude du rapprochement. De ce rapprochement qui serait vécu par nous lecteurs comme une complétude (et par conséquent comme une résolution des conflits par quoi éternellement la lecture s’enroule sur elle-même ; une résolution au goût d’apaisement). Un rapprochement vécu comme impossible (comme l’Impossible) mais perçu dans son imminence fantasmatique comme (déjà !) une fusion. Impossible fusion. Cette fusion est résultante du désir tout-puissant du lecteur qui, par sa lecture (travail et de l’œil et de l’oreille pour ce qui est de Christoffel), cherche à instaurer l’Unité, du fait même de son travail de lecture, du fait même de cette façon qu’il a de puiser à pleines mains la sémantique (fût-elle morcelée) pour la ramener au jour, dans l’enceinte de son imaginaire et de son intellection. En ce sens que toute lecture est recherche d’une unité. Recherche, autrement dit construction. Toute lecture est telle car toute lecture est mise à jour d’un Sens. La plus grande absence d’unité, dès lors qu’elle se trouve cadrée dans une œuvre et qu’elle existe par un travail de lecture qui lui est postérieur, devient de facto unité.

Christoffel sait combien la recherche d’un sens, et donc d’une unité, est ce par quoi une lecture, fût-elle mêlée à une écoute, s’élabore. La recherche d’un sens, c’est-à-dire, comme on l’a évoqué, l’irruption de celui-ci, dans le fait même de le chercher. Aussi son travail consiste-t-il à instaurer les conditions nécessaires pour que cette irruption de sens générée par la lecture dans son processus de création (toute lecture étant création d’elle-même et création du texte duquel elle naît pourtant entièrement) puisse s’avérer la plus riche qui soit. C’est-à-dire la plus polyphonique possible. Car le sens a pour Christoffel partie liée avec la musique. Et c’est là l’une des originalités de son travail. La musicalité des vocables et des parties qui les composent (le travail sur l’homophonie, partielle ou totale, par exemple), la musicalité qui découle de l’usage raisonné de la grammaire en tant que pulsion mélodique (le choix précis d’un substantif en tant que substantif ou d’un adverbe en tant qu’adverbe par exemple), la rythmique des syllabes, mais aussi celle instaurée par le découpage des vers, ou par l’instauration de majuscules dans un même vers (et je ne cite là que quelques procédés)..., tout cela produit un sens qui n’est pas contenu dans une sémantique. Si tout cela produit un sens, c’est parce que le lecteur reconnaît – dans sa chair de lecteur, dans sa chair à vif – ces « procédés » pour ce qu’ils sont réellement. C’est-à-dire PAS des procédés justement, en ce sens qu’ils accompagneraient une sémantique dans sa mise au jour, dans sa mise à nu aussi. NON : parce que la poésie de Christoffel, bien souvent, déploie une sémantique qui fuit, qui est perte de repères, qui est force centrifuge, qui est force extrême de mouvement, de vitesse, qui est force centripète aussi, tel un trou noir emprisonnant la lumière de la sémantique contenue dans les mots, parce que TOUT CELA, le lecteur peut apercevoir cette autre sémantique qu’est la musique du langage. Non pas seulement apercevoir. Mais vivre. Mais ressentir. Il y a brouillage de la sémantique initiale par l’affolement très précisément instauré (STRUCTURÉ) du langage (ce ne sont pas les mots qui « brouillent », mais la façon qu’ils ont de s’agencer entre eux – voir par exemple « L’Etouffoir suroxygéné », Revue L'Etrangère, n° 21/22, « Sur l'interdit », Bruxelles, 2009 –, car aucun mot en soi n’apporte de – c’est-à-dire un – brouillage ; c’est bien en ce sens que l’on peut dire que la sémantique est bien entièrement présente à son premier niveau, et d’une présence qui est bien présence en tant qu’elle est immédiatement saisissable par le lecteur). Ce brouillage a pour but de permettre au lecteur de voir. En aveuglant sa vision commune, en dérangeant son oreille commune, il le pousse à une écoute, à une vision qui soient tendues vers. Tendues vers l’inconnu, c’est-à-dire tendues vers ce qui s’offre à la sensibilité sans qu’il soit immédiatement possible d’arrimer cela même qui s’offre à la sensibilité (oui, cela, ÇA) à des catégorisations. C’est alors que la musique de la poésie de Christoffel, existant par-delà le langage, et pourtant contenue dans le langage, car il n’y a que le langage (je n’évoque pas le pan musical – ou lié à la musique – de l’œuvre de Christoffel), c’est alors que la musique de la poésie (et de la prose) de Christoffel existant par-delà le langage, c’est-à-dire s’exorbitant du langage qui l’a fait naître et qui est sa destination, c’est alors que cette musique si particulière nous parvient. Nous frappe. C’est alors qu’elle nous débusque. Oui, qu’elle nous sort de nos cachettes (celle de l’habitude, celle du consensus, celle de l’ordinaire...). Et nous pousse à cette forme si particulière d’écoute (l’œil écoute lui aussi) qu’est vivre. Vivre vraiment. En étant soudain renversé. Le dos contre terre. Les yeux rivés au ciel. La tête qui tourne. Car les yeux n’arrivent pas à s’acclimater, ne reconnaissant pas ce qui s’offre à eux au point qu’il leur soit possible d’y apposer une signification qui soit façon de réduire cette offrande.