Liquidation de Claire Dumay par François Huglo

Les Parutions

29 août
2017

Liquidation de Claire Dumay par François Huglo

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Entre couper et arracher, entre lambeau et avion de papier, la vignette de couverture d’Isabelle Clément donne le ton d’un livre dont le titre pourrait être « éradiquer » : couper des racines, trancher « les polypes de la crise », crever l’abcès (autre figure du lien à l’autre) après l’avoir nourri, par « incapacité à raisonner » ce rapport « avec lucidité ». En termes stendhaliens, on parlerait d’alternance cristallisation-décristallisation : « j’en ai assez de la pénétration, de la fusion, de la réitération copulative ; de l’osmose qui lie la mère et l’enfant, de la contigüité dans l’œuf, de la promiscuité, de l’accouplement ». Puisque « tout se tisse autour de ce leurre, de cette imposture », un retour « salvateur » à la solitude exige d’arracher ce tissu, d’assumer l’impossibilité « de restaurer l’unité », dont la musique seule entretiendra la nostalgie.

L’origine raturée, la fusion refusée, dès le premier des sept textes, « Mon inconstance », sont celles de la scène primitive, fuie aussitôt qu’abordée par le deuxième, « la chambre parentale ». La narratrice s’en détache, se sent « le fruit incongru » des « choses corporelles de (ses) parents », tiraillée entre âme et corps, idylle abstraite et « viande crue », de même qu’elle balance entre la « réalité de la décrépitude » du père malade et ses photos « jeune, musclé, aux galbes vigoureux », sur une plage au Portugal. Entre temps, l’image parentale s’est rigidifiée. Le tabou forme chape, carapace, sarcophage. Voilà les parents devenus « bustes atrophiés ». D’où l’envie, parfois, « de les défenestrer, pour qu’ils cessent d’être ces figures de l’ordre, de l’autorité, empalées, sans rien sous les jupes, ni dans le pantalon ». Coupée d’une origine trop impure (l’accouplement) ou trop pure (« la photo aseptisée des mariés »), elle « ne sait plus que faire de (sa) propre existence », se sent « presque de trop », éprouve sa contingence, sa facticité. L’occultation de la chambre parentale renvoie à la « pudeur vespérale » de l’enfance : « Ne rien demander, faire en sorte qu’il n’y ait rien au-delà du bonsoir, toujours initié par les adultes ». On pense au baiser maternel attendu par le narrateur proustien, dont la déception portera en germe les jalousies futures. Chez Claire Dumay, au contraire, « les lignes de démarcation entre l’espace familial et la sphère conjugale » sont « nettement posées ». La petite fille trouve, dans la chambre de ses parents, « une permanence rassurante », l’évidence « des choses installées depuis longtemps », une « vérité incontournable ». Un sevrage s’impose : besoin de faire de cette chambre « un endroit neutre, fréquentable, qui signe le renoncement à l’ancienne appartenance ».

De même, « la haine de la famille idéale » est celle de « ces choses qui tombent d’elles-mêmes comme une vieille peau, un fatras d’oripeaux devenus inutiles ». Ou « une potence vermoulue depuis l’origine ». La famille ? « Une damnation douce », condamnation à « ne rien comprendre à ce que je fais, à ce que j’ai à faire avec ces êtres qui m’ont été affectés, imposés », sous leurs « regards inquisiteurs », en proie à leur « persécution arachnéenne », qui « font de mon existence une stèle funéraire ». Refus ou échec ? « Haine » ou « illusion blessée » ? Face aux parcs du dimanche, l’ «amertume » est mêlée de « jalousie », de « tristesse » de ne pouvoir léguer une « magie intacte ». Mais le désir de « défaire le moule qui m’a conçue » reste le plus fort, et celui de « lâcher mes filles, les convaincre qu’elles ne seront jamais assimilables à ce qui s’est tramé en amont d’elles ». Désir d’ « éradiquer la famille », son « injonction de croissance », de « ne plus vouloir habiter les traces, encore moins les exhumer », de profaner « les anciens lieux », d’adopter « les offensés, les oubliés, les esseulés, ceux qui n’ont de place nulle part », et d’éprouver là « le sens d’une véritable solidarité », après avoir « tout émondé » : « il ne reste plus rien ; je ne peux accoucher que de moi, dans l’envergure rétrécie de mes bras ». Quitte à devenir la brebis galeuse : « Derrière la porte de l’église, se perpétue l’histoire des familles idéales, au cours infaillible. Sans moi, qui pourrais la gangréner. C’est ainsi que je l’ai voulu ».

Vital, le sevrage se double d’un « assaut de pulsions de mort », non chez la mère mais chez la grand-mère, hantée par un « accès de fureur brute », difficilement avouable, qui l’épouvante et qu’elle fuit aussitôt, celle « de ramasser en un seul point la fin et l’origine », d’interdire « la croissance, le devenir ». Fantasme fugitif, culpabilité triple, de porter atteinte « à l’enfant, à ses géniteurs, à moi bien sûr ». Obsession des « récits d’infanticides que je me vivifie et m’approprie », afin d’apprivoiser, de neutraliser, « la part d’inhumanité que je porte en moi », cette « porosité au mal ».

Entretenant « une sphère imagée qui ne passe plus par les mots », les collectes de cartes postales congédient elles aussi, plus benoîtement, « les oscillations difficilement supportables du vivant », éradiquent le présent, enracinent « une appartenance autre », cultivent « une vraie tendresse pour les lieux qui n’ont jamais été miens », la « vertu hypnotique » d’une « fixation mystérieuse », coupant et affranchissant l’image de toute immersion dans un contexte. « N’entrer nulle part, aggraver la distance, la discordance ». Un « pan de matière » (on pense à celle, vermeeréenne, du mur jaune désiré par le Bergotte de Proust, comme la face lumineuse de sa mort), devient support « pour le détachement, l’égarement, la défiguration », support d’un triple précepte, que l’image donnerait à voir sans qu’il soit nécessaire de le lire : « Prendre congé, me déprendre, ne jamais parvenir ».

« Les photos de mariage » qui ne conservent, ne restituent « rien du cheminement convoité, du travail accompli dans l’athanor des esprits et des corps », témoignent d’un fossé infranchissable entre mémoires volontaire et involontaire. Sans relief, le temps « se ramasse soudain », écrasé comme par un ordinateur, et « ne fait plus qu’un petit trait d’union entre le mariage et le divorce », qui « finissent par se superposer », de même que se superposent mariage et première communion (cf le poème de Rimbaud) ou « communion solennelle », autre nom de la profession de foi : « Poids des parures, qui masquent l’usure précoce d’une foi pourtant acharnée, dilatée à l’extrême ». À ces clichés d’une mémoire artificielle s’oppose « la clandestinité de l’intimité, d’une intimité qui aurait dû nous revenir de façon exclusive, à mon ex-époux et à moi ». Aucune conscience du temps perdu, donc du temps retrouvé, dans ces photos : « la pupille morte ; je ne me reconnais pas, suis à moi-même une étrangère ». La réminiscence, au contraire, entretiendrait « la certitude, édifiée avec le temps, que je rôde toujours à proximité des gouttes qui perlent, des écoulements qui suintent, veinent durablement la peau. Secousses enfouies dont je ne me remets pas, imprégnations visibles, comme autant de legs fichés dans le corps ». Le « corps d’étoupe » de la mariée « survit mal à la décapitation intérieure ». La « hantise de la virginité douloureusement muée en caillot » tache de rouge le chiffon blanc. Le divorce est encore liquidation, éradication : « ne plus être assigné à résidence ». Léguée, la dépouille photographique du mariage-mirage sera, définitivement, posthume. Pour l’heure, l’ « éruption vitale » d’une mue, nouvelle naissance, l’expulse.

La contingence, la facticité, qu’éprouvait le sevrage, le divorce d’avec la chambre parentale, devient un « rendez-vous des matins quotidiens ». Une maman conduit son fils mongolien jusqu’au taxi, avec « une résignation pacifiée, à laquelle s’arrime une vraie joie de vivre », éveille une « volonté farouche de ne pas entrer dans la compassion, mais de revendiquer la teneur de cet instant précis, où nous sommes témoins et garants les uns des autres, responsables de notre assise, de notre identité réciproques ». Car « un écart natif aurait pu m’engendrer à la place de cet enfant ». Une « incompréhension frontale, brutale, face à la destinée qui m’a souri », donne « envie de laper comme un chien l’eau sale des flaques, de prendre à ma charge ce qui ne m’a pas été légué, infligé ». La maman du petit mongolien, son « accueil miraculeusement diurne de l’enfant autre », la « possibilité improbable de l’aimer d’un amour inconditionnel », impose, elle aussi, l’évidence de préceptes muets : « Ne rien omettre, ne rien effacer ; exhiber l’impuissance comme seule arme, et traquer le sursis quotidien. Monter vers la lumière, se souvenir de l’an de grâce qui a généré la semence incrédule de la postérité ».

À l’écart de l’esprit de sérieux souvent impliqué dans l’autofiction et dans l’essai, un mode unique d’auto-essai ne prétendant ni à l’éthique, ni au politique, n’en éradique pas moins (plutôt plus) efficacement tout essentialisme, toute assignation à résidence. On ne naît pas Claire Dumay, on le devient.

 

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