À la recherche de Lucy de Jean Esponde par François Huglo

Les Parutions

06 avril
2019

À la recherche de Lucy de Jean Esponde par François Huglo

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            Lucy ou le roman de l’humanité naissante. Encore faut-il la rencontrer. À la recherche d’une humanité presque perdue, bientôt perdue ? Et retrouvée dans son aptitude à la poésie, aussi vieille et aussi jeune que son aptitude à la marche ? « Pour que les poètes aiment AL 288-1 », précise le sous-titre. Il s’agit bien d’un roman d’amour, dont l’héroïne se dérobe et reparaît sous les strates géologiques, celles des millions d’années, des milliers de pages écrites. Un roman gigogne.

 

            Le narrateur relit À la recherche des premiers hommes, récit de l’International Afar Research Expédition de 1974, co-dirigée par Donald Johanson, Maurice Taieb et Yves Coppens. Le journal de cette lecture est aussi celui d’une écriture, comme dans le Journal des Faux-Monnayeurs, et même de deux : écritures d’une brochure pédagogique et d’un roman sur les chasseurs-cueilleurs. Les époques lointaines se superposent à la nôtre sans jamais complètement oublier cette oublieuse, vouée à « l’emprise croissante du spectaculaire dans beaucoup de médias, un présent sans attaches toujours à renouveler d’urgence ». Précipitation inquiétante. Du côté de chez Lucy mais bien après elle, s’est nouée entre Rimbaud et Makonnen « une aventure encore humaine, Valmy, les Thermopyles, quelque chose comme ça ». Depuis, « l’extrême violence dont les hommes sont capables devient de plus en plus difficile à dialectiser (…). Le siècle passé a vécu des jours maussades ou exaltés, ou d’une cruauté inouïe et sachant précéder une fois de plus des lendemains tout aussi meurtriers ».

 

            Des photos des fresques de Laas Geel projettent le narrateur « juste avant le grand changement, la révolution néolithique, ou au tout début ». Une vache stylisée de profil, et l’homme au corps strié lui aussi qui lève les bras (victoire ? offrande ?) l’interrogent : l’artiste est-il l’un des premiers éleveurs ? L’un des derniers chasseurs ? Les hypothèses nourrissent une fiction, typographiquement signalée (italiques), qui permet au narrateur et au lecteur d’adopter le point de vue des éleveurs, pour qui « les chasseurs ressemblent aux animaux qu’ils traquent, sans respect à leur égard, ils en tuent trop, souvent pour leur plaisir », et celui des chasseurs pour qui les bergers « manquent de courage » et ignorent tout des « échanges avec l’esprit des animaux ». Les odeurs de cuisine diffusées par les éleveurs incitent le chasseur à chercher ou à retrouver des règles d’échange. Car « la solitude est mortelle ». Et « quand il leur montrera la vache sauvage amenée sur la paroi, ils lui reconnaîtront de grands pouvoirs, le trouveront aussi acceptable qu’un autre venant d’un clan d’éleveurs ». Mais la liberté peut-elle être sacrifiée à la sécurité ? La question se pose toujours.

 

            L’histoire de ce garçon errant, Gowé, se situe à la fin des chasseurs-cueilleurs, il y a 3 ou 4000 ans, et celle de Lucy à leurs commencements, 3 millions d’années avant notre ère. Le projet de brochure qui la concerne est signalé par un autre changement de caractères, et des titres de chapitres : La petite Lucy dans la profondeur du temps, Du côté de la bipédie, Les australopithèques graciles, Du côté de chez Lucy, Comment vivait Lucy ?, Et ensuite, après Lucy et ses semblables ? Son aventure recommence avec chacun. « L’homme fait preuve d’une grande plasticité, il fait partie de la nature et pourtant c’est un vivant bien particulier. Avec la bipédie et un début de protolangage, une discontinuité se marque. Et dès l’époque de Lucy, les mains, les pieds, le bassin, la dentition sont quasiment identique aux nôtres ». La bipédie libère la main qui « saura devenir amoureuse, cuisinière, artisan, musicien, peintre, etc. », et favorise le développement du cerveau. « Le volume du pharynx augmente, amplifiant les sons émis par les cordes vocales ». Le morphogénéticien Alain Prochiantz parle d’une « coévolution entre le cerveau et l’appareil vocal ».

 

            Jean Esponde cite Jean-Pierre Bobillot (Quand éCRIre, c’est CRIer) : « Le désir-de-poésie est un fait anthropologique. Il a pour principe dynamique le regret d’une plénitude sensorielle et pulsionnelle tout à la fois, celle de la pure vocalité, du primitif babil, de ce corps tout de résonnances, dont le « petit d’homme » l’infansne cesse de s’étonner et de s’émerveiller ». Et Jean-Jacques Rousseau (Essai sur l’origine des langues) : « On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes. On ne commence pas par raisonner, mais par sentir ». Lucy et ses semblables combinaient le mime aux « cris et autres vocalises ». Ils étaient « capables de moduler une grande variété de sons, de les associer, même sans articulation, comme l’écriture pictographique, communication par juxtaposition de mots racines concrets ». Certains linguistes dont Bernard Victorri voient émerger chez l’australopithèque « le début d’une narration ».

 

            L’élaboration de la brochure permet de compléter les récits devenus introuvables de Johanson et de Taieb, à la lumière des recherches récentes sur la bipédie (Lovejoy) et la naissance du langage (Bickerton ), mais le narrateur qui ressemble à Jean Esponde est lui-même un personnage de fiction, et de même que chez Proust le côté de chez Swann et le côté de Guermantes finissent par se rejoindre, le lieu où « le groupe de Lucy avait trouvé un site idéal, stratégique », ressemble étrangement à celui des « chasseurs fréquentant Laas Geel ». Lucy  soignera  Gowé blessé.

 

            Lucy retrouvée ? Elle apparaît d’abord en rêve, derrière les trombes d’eau d’un orage qui provoque le déferlement d’une masse boueuse « comme la succession des vies s’enchaînant et disparaissant depuis des millénaires ». Allongée, quelques pages plus loin, près d’un compagnon endormi, elle « fait un signe amical de la main, comme à un copain passant par là ». Son monde est-il si loin du nôtre ? Lucie et les siens ignorent « consommation, concurrence, performance, monde de la marchandise ou marchandisation du monde (…). Riches de transparence, et par tous les sens en osmose avec les plantes, les arbres, tout ce dont nous sommes de plus en plus démunis ». Le narrateur songe à la cinquième promenade dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Rousseau décrit « le bonheur éprouvé pendant quelques semaines dans son refuge à l’île Saint-Pierre. Un bonheur tout simple, minimal, et pourtant intense, les sensations du corps, l’oisiveté, la lenteur, l’évidence naturelle de la vie, ce qu’il appelle le sentiment de l’existence ». De quoi Lucy est-elle le nom ? Peut-être du « temps dont on s’éprenne », chanté par Rimbaud sur la plus haute tour de sa Saison en enfer. La suite dans Le désert, Rimbaud

 

 

           

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