Et nous racontons aussi des choses légères (extrait) par Ella Merejkowsky
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J’ai été agressée dans un ascenseur, un jeune homme a sorti un cutter de sa poche pour le mettre sous ma gorge. Il m’a demandé de l’argent et j’ai deviné qu’il était en pleine crise de manque.
Le cutter, c’est ce qui me fait peur, je lui dis, je vais vous donner de l’argent mais d’abord, donnez-moi ce cutter. Ce cutter provient de chez Leroy Merlin, il sert à ouvrir des cartons, il doit coûter un peu plus de dix euros, peut-être un peu moins, j’ai du mal à estimer précisément la valeur marchande d’un cutter, et le prix d’un cutter a peut-être augmenté cette année-là à cause de l’inflation.
Il a choisi de m’agresser avec un cutter et c’est un mot qui sonne bizarrement en français, un mot qu’il faut prononcer rapidement, qui me rappelle le jeu, le cut du cinéma, et cette scène extraordinaire que je suis en train de vivre, combien y avait-il de probabilités pour qu’elle m’arrive à moi. Il me menace avec un cutter non pas avec un couteau aiguisé, mon agresseur tire plus vers le bricoleur que vers le boucher.
Je suis allée plus tard au commissariat, je ne sais pas ce que les policiers ont fait de l’arme, de ce cutter qui tenait bien dans ma main, ce cutter à tout jamais gâté par nos deux ADN.
J’ai senti tout de suite que c’était la première fois qu’il agissait comme un gangster. J’ai pris ma voix d’institutrice, ma voix d’enchanteresse et j’ai énoncé un ordre, donnez-moi ce cutter. Il aurait pu mal réagir et me planter. Je l’ai vouvoyé, c’est peut-être ça qui m’a sauvée. Lui m’a tutoyée, il ne sait peut-être pas la règle de bienséance qui invite à vouvoyer les inconnus. Ou alors, il travaille dans un milieu où tout le monde se tutoie comme le journalisme.
Les cutters, il n’y en a plus chez moi et je ne voulais pas que mes enfants en utilisent même quand ils avaient quinze ans.