reverbs, phrases simples de Bruno Fern par Alain Frontier

Les Parutions

03 mars
2014

reverbs, phrases simples de Bruno Fern par Alain Frontier

  • Partager sur Facebook

 

 

 

Vous avez dit simple ? — mon œil !...

 

            Le livre de Bruno Fern est un livre intelligent. Son écriture repose sur un dispositif. L’écrivain montre le dispositif. J’avais le projet de parler de tout cela simplement, mais ce n’est pas facile, on a vite fait de se prendre les pieds dans une terrible complexité, je vous explique : « Une phrase simple ne contient qu’un verbe conjugué » (p. 7) n’est pas vrai, Bruno Fern le sait bien, il existe des phrases nominales (p. 37). Je ne pense pas, pour ma part, que le moindre verbe y soit sous-entendu. À moins de croire à un « fantôme » (ibidem). Je ne vois pas comment ce qui n’existe pas pourrait être entendu. À moins de se prendre pour Jeanne d’Arc. Oui, je sais bien, la douleur des amputés… Disons que la phrase simple, quels que soient les moyens utilisés pour cela, est celle qui comporte un sens complet, logiquement, ou plutôt  grammaticalement complet (logique grammaticale et logique tout court, on le sait, ne coïncident pas nécessairement). Donc un sujet et un prédicat. On m’objectera sans doute que si la phrase se réduit à un seul verbe à l’impératif, il est difficile de distinguer… mais « passons » (p. 22).

         Si la phrase « contient » (p.7) un sens complet, il semble possible de l’isoler, comme on fait des adages, proverbes, slogans, mots d’ordre, mises en garde et autres mises en demeure. Un énoncé comme « L’accès aux sous-vêtements est strictement réglementé » (p. 35) s’entend comme un avertissement clair, énoncé de manière explicite et sans discussion possible. Une phrase à vous clouer le bec. Mais de telles phrases, ici, sont l’exception, et celui qui s’attendrait, au vu de la seule mise en page, à lire un recueil d’aphorismes serait vite détrompé. La plupart du temps, les phrases ont beau être grammaticalement viables, elles ne nous disent rien quand elles sont prises isolément, ou presque rien, par exemple : « Le chapeau tombe » (p. 83), ou bien : « La distance doit se calculer » (p. 100). Voire nous demeurent parfaitement obscures : « Ses mains aussi le sont » (p. 117). Pourquoi ?

            La phrase, apparemment, est faite de mots. Or : « Les mots prêtent trop fréquemment à confusion » (p. 41). D’ailleurs tout le monde sait, ou devrait savoir, que les mots n’existent pas. Enfin pas vraiment. Disons qu’ils sont, par nature, des signifiants essentiellement instables — ce que Bruno Fern démontre dès le début de la première page de son livre en employant le verbe contenir, qui n’a pas le même sens quand on écrit : « La phrase contient des mots » et quand on écrit : « La police contient la foule ». Peu de différence, me dira-t-on peut-être. Mais ce peu nous fait quand même basculer d’un seul coup de la grammaire au politique. Catachrèse ? La notion en est discutable, qui oppose un sens propre à des sens figurés. Considérons plutôt qu’un même mot « peut s’employer dans des sens différents » (ibidem), sans que l’un soit a priori privilégié par rapport aux autres, et que le sens d’un mot ne peut jaillir que de sa confrontation avec les autres mots. Il n’est que de lire le titre du livre. Deux mots en un, presque une phrase donc, ça devrait commencer à dire quelque chose. Mais comment entendre verbe ? Un mot qui se conjugue (temps, mode, personne…), ou bien le Verbe, comme dans in principio erat Verbum (p. 49) ? Et le mot revers ? Revers de la médaille, changement de fortune, malheur, ou bien le geste superbe et efficace qui vous renvoie la balle vite fait bien fait ? Comment en décider avant d’avoir lu tout le livre ?

À cela s’ajoute la fonction proprement grammaticale de chaque mot à l’intérieur de la phrase, fonction sans laquelle elle ne serait que « bibelots d’inanité sonore » (p. 94). Simple, la phrase? Un tissu de relations ! Une chambre d’échos.

Sans parler de l’épineuse question des anaphoriques. J’entends par là tous ces petits mots, adverbes ou pronoms (en, y, le, la, il, cela …), dont la seule raison d’être est de renvoyer à quelque chose d’autre qu’eux-mêmes. Si ce quelque chose se trouve en dehors de la sphère langagière, il faudrait un geste de la main pour le désigner, et l’écriture échoue. S’il se trouve à l’intérieur même de la phrase, tout va bien. Mais s’il se trouve dans une autre phrase ? Problème de la référence. Après avoir écrit : « Parfois il est vital », Bruno Fern ajoute : « Cet adjectif devrait faire reculer de 8 phrases. » Reculer, refaire le chemin en sens inverse, oui, ou bien seulement avoir gardé en mémoire ce qui a été déjà dit 8 phrases plus haut : « Il suffit de modifier l’axe de la vie. » Parler, écrire, c’est toujours appréhender les choses en différé (p. 49) : « L’écriture, c’est différent » (bonjour, Derrida). La différance est précisément ce sur quoi repose l’existence même de toute langue, voire de tout langage. Elle s’inscrit en faux contre cette prétention ridicule qu’ont nos contemporains de coller au monde et d’en rendre compte en direct (p. 48) et en temps réel.

Or ce que la langue fait entendre en différé n’est pas un mot, mais un système (= ensemble d’éléments dont chacun ne peut se définir et ne peut même exister en dehors des multiples relations qui les unissent aux autres). La phrase est un système de mots. Le texte est un système de phrases. Le livre de Bruno Fern est donc à lire en continu. Alors pourquoi tous ces blancs ?

Quand on ouvre le livre, c’est la première chose que l’on remarque : les blancs. Non seulement l’auteur passe à la ligne après chaque phrase (c’est-à-dire dès qu’une signification a pris — comme on dit que le ciment prend —, une signification qui paraît définitive et ne varietur), mais encore il la sépare de la suivante par une ligne blanche, une ligne sans mots, un espace où, apparemment, il n’y a rien à voir. Rien à voir… Cela ne veut pas dire qu’il ne s’y passe rien ! C’est au contraire là que tout se joue, nous dit Bruno Fern. « Entre deux lignes serait une façon de dire. » (p. 103) Rien à voir dans cet entre-deux ? Et un champ électro-magnétique, est-ce que ça se voit ? Et un photon ? Ça existe bel et bien, un photon, sinon nous serions dans le noir. Je peux connaître son point de départ, par exemple le soleil, et son point d’arrivée : l’objet qu’il éclaire, et jusqu’à sa vitesse (299 792 458 mètres par seconde). Mais le photon lui-même, et sa trajectoire, impossible de les voir : si vous postez quelque part un observateur, c’est lui qui en sera éclairé, et le photon aura déjà fini sa course.

            Lire/écrire n’est pas enregistrer une suite de mots, mais mesurer la distance qui sépare chaque mot des autres. Tout est dans la liaison, dans le mouvement, tout est dans la coupure aussi (dans la brisure, dira Éric Clémens), dans l’inespéré, dans le déplacement, et dans le blanc. Écrire, semble nous dire Bruno Fern, consiste à briser les pléonasmes qui nous aliènent, à contrarier les liaisons convenues qui nous piègent, à permettre à notre pensée, enfin, de ne jamais, plus jamais s’arrêter.

Retour à la liste des Parutions de sitaudis