À parler de la campagne et des pauvres par Wanda Pendrié

Les Apparitions

À parler de la campagne et des pauvres par Wanda Pendrié

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Et ce que ça fait de ne pas être dedans, de regarder forcément d’ailleurs. De jouir de cette exclusion puisqu’elle nous pose en supériorité. Et pourtant de se retourner, de tenter de voir malgré les buées. Regarder d’où on vient et où on n’est plus.

Les porter à bout de bras alors qu’ils n’avaient rien demandé et en faire des figures mythologiques alors que c’est impossible. Trouver quelque part un moyen de les exaucer. De leur rendre justice. Ou le faire comme Éric Chauvier, accepter la dissension immense, ne pas chercher à la combler, la mettre sur la table. Dire qu’elle est là, qu’il n’y a rien à y faire, elle demeure.

Qu’il n’y a rien à faire ?

 

Jérémy. Garçon de campagne, de rien. Sublime dans l’ignorance et le savoir. Contraction de toutes les contradictions. Ses doutes ce n’est pas pour faire beau, ses perversions, ses narcissismes, ses rêves allumés. C’est du brûlant même dans l’ennui le plus crasse. C’est épais, que même les garçons en habit ne parviennent pas à l’imiter. C’est la force du perdant qui ne sait pas complètement qu’il perd. Mais qui pressent. Car la jeunesse la pire a vécu son tout. Il se drape dans une fausse netteté, dans un faux tableau. Pourtant il sait qu’il y a quelque chose de plus, il l’a pressenti dans l’enfance, quand ils ne parlaient pas. Quand le langage des autres, le seul possible, n’avait pas mangé ce qu’ils vivaient sans l’expliquer.

Le garage pris d’assaut par le soleil. Le béton râpeux qui donne sur la rue, la porte du garage en bois pend au-dessus. La moto est neuve. Des bleus, des rouges, du blanc qui se griffent, que la poussière n’aura pas encore eus. Puisque de la moto on en prend soin. Elle tranche avec le bordel amoncelé. Les deux corps d’hommes penchés dessus, suants, concentrés, muscles bandés, exaucent les vœux des grands-mères, des grands-pères, de tous les aïeux. Ils sont tout à fait ensemble face à l’adversité. Tout à fait ensemble et tout à fait d’accord. Et cela se noue dans les vêtements mis exprès, les vêtements de travail, les jeans crasseux raclent contre le béton, les aspérités leur rentrent dans les genoux, ils ne s’en rendent pas compte. Les mains sèches de cals. Il n’y a rien à en dire, ils sont beaux, ils sont parsemés de sueur et ils resplendissent dans la paix du dimanche après-midi où personne ne vient leur casser les couilles, ni les patrons, ni les profs, ni les vieux, ni les femmes. Buvez-les maintenant elles sont fraîches. Même elle, Coralie, la mère, ou la femme, elle est belle et soudain on lui pardonne d’être une femme, d’être faible et on se dit qu’on endure le mariage pour ce genre de moments où elle arrive belle et prête, mais pas trop, dans le relâchement du dimanche après-midi qui donne à ses cheveux un éclat rond, adolescent. Alors on est heureux parce que cette interruption n’est que temporaire. Parce que Coralie sait d’elle-même qu’après que son homme, le beau Sébastien, l’a prise dans ses bras et embrassée, elle sait qu’elle ne doit pas en demander plus, et ajoute juste un petit quelque chose qui est une mise en garde contre ce rôle qu’elle accepte, mais dont elle sent qu’il la recouvre doucement. Ton frère a appelé, il vient pour l’apéro, y a plus rien dans le frigo, vous irez acheter des pizzas ?

Le panorama familial et le soleil qui baisse. La perfection d’une soirée dans le déclin. Faut qu’on se magne, tu vas lui montrer comment tu maîtrises, ça lui fera ravaler ses gonzesses ! Jérémy pouffe, Coralie tempère. Sébastien les prend par le cou tous les deux et les serre contre lui. Elle, la mère, elle prend son dû, mais se dégage vite parce qu’elle ne voudrait pas donner l’impression d’en redemander. Elle va voir si la petite dort encore. Et le fils parce qu’il est grand, il rit d’aise. Car il n’a à se soucier de rien, son père et sa mère se chargent de peindre le bonheur en bonne et due forme.

Ils ont passé un pull, se sont lavé les mains. On fait mine d’aider la mère à ouvrir les chips dans les bols et le pastis sur le plateau délavé. Un entrain quiet baigne la maison. C’est le moment où la famille va bien, où la famille se tient d’elle-même et forme un bloc dressé contre le reste. Mais c’est qu’elle tait encore ses longues dents et ses excitations perverses.