Cadavres en sursis de Philip Mechanicus par Jean-Paul Gavard-Perret

Les Parutions

18 avril
2016

Cadavres en sursis de Philip Mechanicus par Jean-Paul Gavard-Perret

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    Pour Fabian Gastellier, directrice  de « Notes de Nuit », la traduction de « Cadavres en sursis » demeurait capitale. A sa lecture on comprend pourquoi. On ne peut écrire que ce texte est fascinant eu égard à son propos. Nommons le plus justement sidérant d’abord pour sa qualité littéraire. Sans elle il ne s’agirait que d’un document de plus sur les camps. Certes, en faisant découvrir celui de Westerbork, le livre permet au lecteur français de découvrir un épisode peu connu et  l’univers particulier de ce qui fut l’antichambre impitoyable  de la mort. Pour reprendre les mots de l’auteur  « à chaque fois les juifs se firent entuber en se cramponnant à leur tampon, qui, après coup, ne se révéla pas bordé dor ». Et c’est un euphémisme. Un « jeu tragi-comique » - écrit encore l’auteur- surgit au moment où la déportation émergeait en abîme et suscitait une panique légitime d’abord hors du camp de transit puis dedans. Très vite il n'existe plus d’espoir. D’autant que dans le camp fut constituée une hiérarchie perverse. A son  sommet les « alte Lagerinassen » (souvent les plus anciens détenus) dont Kurt Schlesinger fut le modèle : il collabora le plus étroitement avec Gemmeker, le commandant SS du camp.

     A l’origine le lieu était censé héberger des réfugiés juifs allemands. Après l’invasion de la Hollande par les Nazis,le camp passa sous leur administration. Dès ce moment il devint le corridor (à diverses strates)  pour  « transvaser » (écrit Mechanicus) les juifs hollandais de leur pays d’origine vers camps de Pologne. Sous couvert officielle d’« émigration» les juifs furent donc portés de Westerbok  vers le massacre de masse jusqu’à la fin de 1944. C’est plus particulièrement dans son hôpital impressionnant en ses labyrinthes prophylactiques  que se révéla lapogée de labsurdité et l’horreur du système.Sous la feinte sollicitude d’un ensemble de 120 médecins et de plus d’un millier de personnes,  tout semblait - comme le souligne Mechanicus -  « au service » de ceux qui étaient envoyés à la mort.

    Mais le « journal » décrit surtout comment au fil des jours l’état d’esprit du temps change et glisse progressivement vers la peur et la panique.

      Mechanicus - fils d’une famille juive prolétaire d’Amsterdam qui mena une brillante carrière de journaliste - explique avec détails comment certains résidents quoique promis à la mort  traitèrent leurs semblables comme des parias. Le camp fut donc à l’image de toute communauté humaine. S’y monta tout un jeu de « distinction » : se retrouvent dans les bas-fonds du camp les « condamnés » ou « cas S » désignés ainsi  par leurs pairs.  Les prisonniers se voient parfois confrontés à des choix cornéliens : « des ouvriers qualifiés, des fourreurs furent placés dans le choix suivant : partir seuls à Vught ou être envoyés en Pologne avec leur épouses. La grande majorité a opté pour cette dernière solution ».  

     Les Allemands avaient compris combien diviser pour régner était le plus sûr moyen de renforcer - avec le plus grand confort pour eux-  le côté abominable de leur système. Les détenus se livrèrent à des ruées - aussi inutiles que démoralisantes - pour obtenir divers tampons afin d’échapper aux prochains convois, troquant de manière sinistre pour une cigarette ce qui n’était qu’un leurre.  Sy résume la course à  la vie contre la mort. Mais où cette vie n’était qu’une mort différée dans ce qui n’avait, écrit Mechanicus,  jamais été rendu aussi « gueulasse ». Sy entend « la voix de coqs frissons des maîtres de danses ». L’auteur montre leur chorégraphie  macabre. Certains juifs furent utilisés de manière diabolique et devinrent le bras armé de l’extermination de leurs frères victimes innocentes. Westerbok fut d’ailleurs considéré à ce titre par le commandant SS du camp comme le « musterlager » (camp modèle).

     A la fois journal intime mais tout autant mémoire, « Cadavres en sursis » reste un texte exceptionnel tant par sa force littéraire que par son témoignage. Il permet de comprendre du dedans comment fonctionne un système où tout n’est qu’hypocrisie la plus abjecte  visant à « immuniser » la fin promise et inéluctable par une bureaucratie médicale (mais pas seulement) des plus perverses. Le texte est brut, brutal, implacable et ne souffre pas de la recomposition que tout document écrit de manière postérieure impose. Mechanicus décrit les soubassements de l’Histoire, ses ressorts les plus sordides en détails significatifs qui mènent au coup fatal et à la solution finale. Comme l’écrit Jacques Presser dans sa préface, l’auteur  « se contentant d’être un homme » a enregistré jour après jour une vérité insupportable. Et ce au risque de sa vie : par l’existence même dun  tel document elle était mise chaque jour en danger. L’auteur finit par le payer tombant sous les balles d’autres geôliers qui illustrèrent que le « vrai visage de la vie est un brasier ». De Westerbork il fut envoyé à Bergen-Bedsen puis fusillé à Auschwitz.

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