Chambre avec lit par Baris Ogreten

Les Apparitions

Chambre avec lit par Baris Ogreten

  • Partager sur Facebook
Je ferme les yeux. Je baisse mes paupières. Je vois du noir, je ne vois plus rien. Je vois ce noir qui n'est pas quelque chose, qui est juste du noir alors je dis que je ne vois rien. Je ne vois plus ce qui m'entoure, qui est là dans le noir. Qui n'est pas le même noir puisque c'est le noir autour de moi quand précédemment je parlais du noir d'en dedans. Le noir des paupières qui sont tombées, qui ont fermé mes yeux. Ce sont les paupières qui ferment les yeux. Autrement, les yeux on ne les ferme pas. Alors je vois mon noir mais je sais qu'ouvrant les yeux je ne verrais encore que du noir et je ne verrais pas ce qui m'entoure. Je ne verrais pas la chambre, je ne verrais pas le lit sur lequel je suis, je ne verrais pas les murs de la chambre. Les murs de la chambre existeraient en noir. Le noir ce serait les murs et ce serait le reste. Le noir ce serait la chambre. Je ferme les yeux pour dormir parce que pour dormir on ferme les yeux. Autrement on ne dort pas. C'est les yeux fermés qu'on dort. Personne ne dort les yeux ouverts. Pas à ma connaissance. A ma connaissance ce sont les morts qui dorment comme ça. Mais de dire que les morts dorment les yeux ouverts, on sait bien que ce n'est pas tout à fait exact. On sait bien que c'est complètement faux. Je ferme les yeux donc pour dormir. Je vois du noir disais-je, mais ce n'est pas non plus tout à fait exact. Je perçois un rai de lumière. Un rai de lumière filtre sous mes paupières qui sont closes puisque j'ai les yeux fermés. Sous une porte, souvent filtre un rai de lumière. Des citations prises ici et là me confirment que l'on parle, à propos de porte, de rai. Par le rai de la porte. Par le rai de mes paupières, un rayon de lumière. Ce n'est toujours pas juste. Mes yeux sont fermés, je les ai fermés, j'ai actionné mes paupières pour qu'elles recouvrent mes cornées. De sorte que mes rétines ne devraient plus être excitées par une lumière qui, par ailleurs, n'existe pas. J'ai bien senti glisser mes paupières. Pourtant, demeure cet étrange rai, là, tant et si bien que, me semble-t-il, je pourrai d'un doigt l'obstruer. Ce n'est pas tenable.

Ce sont les paupières, elles doivent être ouvertes. Alors je les ferme, et à ce moment là, non, je m'aperçois qu'elles sont déjà closes. C'est une surimpression, je les ferme mais elles sont déjà closes, je ferme, je les ferme les paupières déjà fermées. L'impression que je me trompe avec mon corps comme on peut se tromper avec une machine, un engin. J'appuie, je me trompe, et le mauvais choix, et le mauvais bouton, et le processus néfaste. J'ai peur d'abîmer, les paupières ont l'air si fragiles, si fines, je m'imagine l'infime mécanisme. Très vite, les coups s'accélèrent et se réitèrent. Une surimpression, une autre, une autre, puis toute une série comme si elles frétillaient. Je me demande quel est cet air, cet air qui passe, cette mélodie entêtée entêtante, la la la, très simple, rudimentaire. Je me tourne, me retourne, je m'appuie, je m'enfonce, je me plie, me replie, je m'étends, me replie et m'enroule. M'oublie, fais tout ce que je puis pour. Je fais tout ce que je peux. Tout ce que je peux. Je me dis : je fais tout ce que je peux. C'est trop de je.

Je me relève, je m'assois contre mon oreiller contre le mur. J'ai les yeux ouverts mais je n'en suis pas convaincu, ils sont peut-être fermés. Je ne sais pas, que vois-je, me questionne. Je vois le mur, je le sens dans mon dos également, mais je ne le vois pas. Pas le même mur, ou juste une autre partie du mur; qui est passé de l'autre côté. Je vois des angles, des coins, tout un espace. Un espace, de l'espace, je vois l'espace, je le devine, je le crée, de moi au mur en face puis dans les angles et les coins, rien dans cet espace, l'espace s'arrête quand il rencontre quelque chose, il s'arrête au quatre murs de la chambre, il s'enfonce dans les coins, se fait tout petit, il tourne à chaque angle. Je ne vois pas l'espace, je vois les choses, devant, autour de moi. L'espace est ce que je ne vois pas. Je ne le vois pas, je ne vois pas, je dois avoir les yeux fermés. Je les ouvre, ils sont ouverts déjà. Même peur que tout à l'heure, peur de casser, de détraquer. J'ouvre des yeux déjà ouverts, je ferme des yeux déjà fermés, c'est idem. Je suis assis sur mon lit contre mon oreiller contre le mur, chez moi contre mon oreiller contre le mur, contre mon oreiller contre le mur, contre le mur, contre mon oreiller, chez moi, sur mon lit, assis.
Il y a une fenêtre, sur ma droite. Si je regarde tout droit je vois qu'il y a une fenêtre, je sens une fenêtre, tout indique dans mon champ de vision la présence d'un trou dans le mur, obstrué par une vitre avec un cadre qui l'encadre. C'est une fenêtre, je dis que c'est une fenêtre mais il fait noir et j'ai les yeux fermés, alors je ne sais pas trop. J'ouvre un œil et je me souviens aussitôt que je n'ai jamais réussi à cligner d'un œil. Je me retrouve donc avec mes deux yeux ouverts qui voient du noir, il n'y a aucune lumière dans cette pièce. Cependant, petit à petit je perçois un halo sur ma droite. Le mur brille, il dégage une lumière sombre. C'est la fenêtre, elle est passée de l'autre côté, comme le mur tout à l'heure. J'avance une main vers le mur, j'essaie de la glisser dans cette faible lumière, mais non je ne vois rien, la lumière n'éclaire rien, elle ne se laisse pas pénétrer. Une lumière noire, toute noire, que rien n'éclaire. Il n'y a qu'elle qu'on voit.
J'ouvre les yeux, je vois le plafond. Enfin je vois le noir qui est le plafond, sûrement. Je sens l'oreiller sous mon crâne, je sens ma nuque un peu tendue. Entre mes yeux et le plafond de l'espace, encore de l'espace. L'espace est noir jusqu'au plafond, le plafond est noir. Un noir plafond, un noir espace et dans cet espace, dans ce noir, de longues lignes droites qui montent verticalement. Des lignes droites qui zèbrent l'espace, qui zèbrent le noir, ma vue, des lignes droites qui sortent de mes yeux ouverts, des rayons qui sortent de mes yeux. Je balaie la surface opaque au-dessus de moi, je promène mon regard, mes yeux dardent leurs longs fils raides qui perdent leur verticalité, qui se penchent, s'inclinent sans casser et se redressent. Mes longs fils raides traversent le noir, s'allongent, se rétrécissent, vont dans le noir. Je m'imagine tout un tas de lignes autour de moi. L'espace est quadrillé, très très précisément. Pas un point de celui-ci d'où ne parte une ligne. Ma main qui s'avance à nouveau coupe des lignes, d'innombrables lignes, ce vide, ce trou de lignes c'est ma main en creux, ma main c'est le creux dans l'espace. Ma main c'est le creux, pas le plein.
J'ouvre les yeux. Elles sortent des yeux, elles s'élancent dans l'espace, elles cognent le noir au bout. Puis ce sont les ondes qui se répandent sur la surface du noir. Elles font des ronds. Des ronds et un peu de lumière. Une lumière faible, la fenêtre, qui n'est plus d'un côté ou de l'autre, qui est dans l'espace, dans le plein, la fenêtre qui est un creux. Mes yeux quadrillent la fenêtre, les ondes se répandent sur elles et la lumière vient. Elle coule le long des fils raides, elle se ramasse en petits tas de ci de là et des points brillent plus particulièrement. Je laisse la fenêtre, les lignes qui sortent de mes yeux ne portent presque plus de lumière, elles sèchent au noir.J'ouvre les yeux. Il y a l'espace dans lequel rien ne s'enlève et je suis là je me regarde dans un miroir qui ne réfracte pas la moindre lumière, je me devine, creux dans l'espace, corps coupant les ligne, absence de ligne dessiné par les lignes. J'ai des coordonnées très précises, mes mouvement sont immédiatement enregistrés par l'espace, aussi je ne bouge plus, je me tiens raide le long des lignes, je cligne des deux yeux sans savoir si quand je les ouvre je les ouvre ou je les ferme et si quand je les ferme je les ferme ou je les ouvre.J'ouvre les yeux, deux fois. J'ai les yeux deux fois ouverts, je ne vois pas mieux. Ma main se lève traverse l'espace, se dirige vers mon visage, ma main est proche de mon visage, tout un tas de lignes sont coupées, ma main s'approche de moi; de mon visage, elle descend, aplatit les lignes, des signaux sont transmis, il y a un écrasement de lignes, ma main s'ouvre, mes doigts se tendent comme des rayons qui sortent de ma main, ma main descend encore et darde ses rayons sur mes yeux. Qui se ferment.
J'ouvre les yeux. Je n'entends rien. J'entends le noir, j'entends l'espace. Je n'entends pas les chocs, je n'entends pas la lumière, pas les lignes, pas les points. Je remue un peu, je vois un son, un frottement qui ne dit rien. Je me retourne sur moi-même, je vois le lit, je touche le lit, mon corps déborde du lit. Mais je ne suis pas mon épaule ni mon genou ni mes pieds ni mes hanches ni mon cul. Je ne suis pas non plus mes bras, mes coudes, mes cuisses, mes mollets, je ne suis pas mes poils non plus. Je vois de mes yeux, le plan affiche un débordement. Un contact est observé entre certaines parties du lit et certaines parties du corps. L'ensemble est quadrillé. Le débordement se fait vers le haut, il pousse vers le noir vers l'espace, le plafond. Le corps déborde du lit. Le contact se rompt brutalement, l'endroit de rupture est l'endroit de débordement. L'espace est à présent concentré sur cette région du lit. Une multitude de lignes le parcourt. Des segments de lignes relient le corps au lit. Au fur et à mesure du débordement les segments sont de plus en plus longs. De la même manière, des lignes s'en vont vers l'espace au-dessus du lit. Tout est relié, tout se touche, tout se côtoie.
J'ouvre les yeux. Il n'y a plus d'espace. L'espace est rempli, il est saturé, trop de choses, trop de tout qui prend trop de place. Le mur est partout aussi bien devant aussi bien derrière aussi bien à droite qu'à gauche, ici et là, il n'y a pas de terme, le terme manque. Et trop de fenêtre, trop de cadre trop de plafond trop de lignes dans trop de noir. Un seul de ces éléments est un élément de trop.
Tout se touche, tout se pénètre, tout se mélange. Le mur fond en fenêtre qui fond en mur qui fond en plafond qui fond en noir qui fond en ligne qui fondent en...
Le commentaire de sitaudis.fr Première publication.