Gérard Arseguel (1938-2020) par Alain Coulange

Les Célébrations

Gérard Arseguel (1938-2020) par Alain Coulange

  • Partager sur Facebook

« La perfection avec le sentiment du perfectible »

Autant l'écrire sans détour : je suis admiratif de toute l'œuvre, de tout dans l'œuvre, de Gérard Arseguel. Aucun des titres de sa féconde bibliographie ne me semble marginal ou subalterne. « Auteur discret d'une œuvre abondante », a-t-on écrit à son sujet. « Discret », il le fut certes, mais bien malgré lui, au gré des stratégies (absence d'ambition voire de courage) des décideurs de l'édition.

Depuis la première version du Tàpies publié par la revue Manteia en 1976 et Décharges — qui ouvrit la collection que m'avait confiée Christian Bourgois en 1979 — Gérard Arseguel n'a jamais cessé d'écrire. Cesser d'écrire n'était ni sa motivation ni son projet.

Lorsque je venais le visiter à Thèze (« talus alpin », selon ses termes, à proximité de Sisteron), il me faisait inévitablement lecture d'un morceau inédit ou en cours d'achèvement. Mon plaisir était double : celui du texte pour lui-même et celui de l'entendre dans sa voix.

Gérard était un lecteur étourdissant, affirmant avec un goût du paradoxe qui lui était propre : « Il n'y a pas de lecteurs, il n'y a que des trafiquants et c'est ainsi que se sauvent les phrases, car il est juste que les phrases ne servent qu'une fois, une fois pour chacun. »

Décharges s'ouvre sur l'aveu d'une nécessité : « … je n'ai jamais été en mesure de ne pas écrire ce livre. » Exigence à la fois pathétique et inexorable, se situant à dessein au-delà des classifications et normes en usage.

Dans les premiers textes édités, le genre s'apparente plutôt à la prose, même si la poésie — plus précisément le vers — n'est jamais totalement absente, ni a fortiori exclue. La poésie nourrit de l'intérieur — spectaculairement — la prose.

Le texte s'écrit comme son auteur le parle. Un modeste ouvrage intermédiaire, Ce que parler veut dire (« intermédiaire » à la mesure il restitue une « confidence » — conférence — publique), expose clairement cette disposition. Sur un mode énigmatique, l'auteur énonce : « Il m'est arrivé quelque chose il y a longtemps. Et je ne m'en souviens plus. »

Est-ce pour cette raison (l'oubli, la perte sont des motifs récurrents dans toute l'œuvre) que la phrase, selon un rythme quasi concurrent de celui de la voix, ne cesse dès lors de s'étirer, de se propager ?

Il ne faut pas se méprendre sur la raison et les motifs d'un tel étirement : « Parler n'est (…) pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée. »

L'origine de l'écrit — autant que son développement, sa perspective — est sombre : « Le désespoir absolu, et somme incontournable, (le fond raclé d'une pensée qui n'espère plus que du miracle) qui m'a soufflé, dans un vide dont chacun est capable d'apprécier la pesanteur, quelques-unes de ces phrases, reste la règle. »

La cadence — pour ainsi dire le pas — est incertaine : « … comme si, ce n'était pas courir, comme on le dit, sa chance qui m'intéresse, mais la pourrir. » Le pas divague, la phrase — c'est une de ses particularités — est dès-lors désorientée : « … quelque chose d'égaré m'habite ou me visite, et me fait incessamment porter mes pas sur moi-même… »

Telle est la caractéristique — l'inclinaison inventive — de cette écriture : elle se construit à la mesure où elle perd et se perd : « Tout se passe comme si, à travers cette duplicité et grâce à elle, se maintenait l'hypothèse naïve d'un statu quo possible entre le refus et le don, entre l'énergie et l'inertie, entre le vivre et le mourir, une croissance zéro de la conscience morale. »

La matrice de la poésie de Gérard Arseguel est l'élégie. L'élégie, nous le savons, n'est pas un genre littéraire mais initialement une forme, avant de devenir un style, une façon de penser et d'être.

Cette manière d'écrire et de vivre est exemplairement incarnée dans les ouvrages essentiels, plus tardifs, que sont Portrait du cœur sous les nuages, Esthétique de l'abandon et Autobiographie du bras gauche.

Les titres — somptueux — sont à l'image de l'opulente production d'un auteur qui précisait dès la fin des années 70 :

« Et je vais vous dire :
il faut encore fragmenter les fragments,
fractionner la voix, le souffle,
fracturer la phrase du pied
et ne pas se saisir trop tôt de ses morceaux,
ni faire preuve d'avidité
mais les laisser tomber, les mots, plus encore
que du fumier. »

Ouvrages cités :

  • Le Tapiès, Manteia 20, 1976
  • Décharges, Christian Bourgois éditeur, Collection Gramma, 1979
  • Ce que parler veut dire, Ulysse Fin de Siècle, 1987
  • Portrait du cœur sous les nuages, Flammarion, Poésie, 1988
  • Esthétique de l'abandon, Tarabuste, 2001
  • Autobiographie du bras gauche, Tarabuste, Reprises, 2017