Ô mes amis, il y a des amis ! par Philippe Beck

Les Célébrations

Ô mes amis, il y a des amis ! par Philippe Beck

à l’ami parfait, Gérard Tessier

 

 

À raison du multiple des déchirements et des malencontres que favorise l’époque, la conversation ordinaire est bien souvent hantée de l’exemple de l’amitié qui lia Montaigne à La Boétie. Montaigne l’a peinte de manière définitive au chapitre XXVIII du livre I des Essais, en un temps qui connaissait la guerre et ses massacres fanatiques. « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » La phrase, célèbre et désarmante, ne perd jamais sa force pour être citée sans être comprise, comme l’édifiante lignée de Damon et Pythias, d’Oreste et Pylade, de Gilgamesh et d’Enkidu.

 

Il m’arrive souvent de dire le rôle que Gérard Tessier joue dans mon existence publique depuis un quart de siècle : celui du relecteur plein de tact et de finesse attentive qui, d’illusion en illusion de ma part, d’état en état pour chaque manuscrit, sans jamais prescrire les corrections me renvoie au métier sur lequel il faut remettre l’ouvrage. Il m’y fait consentir avec un art sans égal. C’est que, dans le processus d’écriture, infantile victime d’une certitude d’être parvenu à quelque chose je contrains Gérard à me dégriser aussi efficacement que discrètement ; il y parvient avec le plus grand savoir-faire, à la façon d’un sage oriental. Les textes qu’il écrit en connaissance de cause à la suite d’une telle série de filtrages portent la marque de la même sagesse exacte. Je ne parle guère publiquement de son indémêlable soutien privé, rêvant de mon côté d’être apte à l’aider autant qu’il m’aide avec une extraordinaire constance. Il n’est pas question de parler précisément d’un tel appui personnel, où la fidélité ne diminue pas la justesse. Sans la présence de Gérard, il ne me serait pas donné de lui rendre un juste hommage en ce jour de ses soixante-dix ans, grâce à l’autre ami parfait qu’est Pierre Le Pillouër. La formule de Montaigne insiste sur la différence des amis ; ils sont deux bien distincts et singuliers, mais « en l’amitié de quoi je parle, les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent la couture qui les a jointes. » Comment est-ce possible ? Comment les êtres différents peuvent-ils communiquer dans le même élément alors que les existences se déploient dans des lieux et des temps séparés ? La seule explication qui apparaisse tient à la forte constitution d’un élément impersonnel, qui est le livre : réalité capable de fondre et de transmuer les désirs, les besoins, les particularités, les élans subjectifs en quelque matière commune et vivante, de lier les êtres suivant une trame partagée où se joue et se déploie la vie objective de l’esprit. Car nous sommes un dialogue et le dialogue, c’est le lieu où s’échangent les vraies poignées de main, qui contribuent toujours à la pensée collective. Toute amitié véritable y apporte à son insu au moins.

Je ne dirai à l’instar de Montaigne « Notre amitié a été si entière et si parfaite qu’elle a semblé être un don de la providence » qu’en précisant le rôle de l’ami parfait dans la perfection même du lien. N’étant pas un ami parfait, notamment à cause d’une passion limitative pour les livres que je fais, il faut admettre que la perfection (le signe de la contribution, de l’apport) vient de lui, de sa lecture providentielle : « Il me semble que je ne fais rien sans sa pensée. » Que va-t-il penser de ce que je lui donne à lire ? Car je sais qu’il jugera sans juger, laissant respirer mon propre jugement, la progression en vue d’une lucidité. Dire et donner à entendre, c’est en principe le même acte d’intelligence sensible. « L’amitié se nourrit de communication, comme un feu de bois qui se soutient de même matière. » L’Ami est le juge de paix, parce qu’il représente l’universel concret où l’humanité appréhende la vérité, fuyante et présente, qui la transit.

Perfectible en amitié notamment (l’irritabilité joue des tours complexes), bien que la nôtre dure aisément, je reconnais volontiers qu’elle tient sa béatitude ou sa perfection (exempte de reproches énoncés) de son unique fait, où la clairvoyance s’allie à une infinie patience, et la souplesse se nourrit toujours d’une attention cultivée : « L’amour est un feu vif et ardent, mais inégal et ondoyant ; l’amitié est une chaleur constante et égale, toute douceur et politesse. » Je sais ma tâche pour ne pas lui laisser le poids entier de la grâce et pour recopier sans honte ou ridicule une phrase encore de Montaigne, au plan de l’universel qui concerne chacun, me réglant sur elle que l’essayiste écrivit dans son deuil : « Nos volontés s’entre-suivaient et se regardaient avec tant de consentement, qu’il ne restait rien à corriger ni à demander l’un de l’autre. » Gérard, l’Éthiopien, le cycliste et le marathonien, quand il lira ces lignes saura l’étendue de ma conscience de ses dons et de mes devoirs. Je ne parviendrai pas à lui dire l’immensité de ma gratitude pour son imperturbable générosité contre vents et marées, me tenant au seuil de l’énigme qui lui fit souhaiter rencontrer un commençant grâce à un livre qui l’intéressa et lui fit tout de suite oublier en apparence que l’homme est rarement à la hauteur de l’œuvre. Et pourtant je sais qu’il n’admire rien tant qu’un artiste capable d’être l’homme de son œuvre au-delà d’une simple urbanité. Tout en lui suppose que l’artiste est engendré par son art, un art communiqué qu’il garde au cœur comme la promesse d’un bonheur expansif. Gérard est cet exemple d’exigence héroïque et silencieuse que je préserve en moi comme le plus grand secret et le plus précieux des trésors. Son anniversaire est l’occasion d’essayer de lui en révéler l’existence à mes yeux. Les yeux de l’Ami vous changent en être général, en singulier collectif, en impersonne-silhouette et vous prient de ne jamais oublier la puissance d’une telle transformation. Il est d’abord lui-même cet être ouvert à l’universel sensible et plusieurs qui le traverse sublimement. Il est le Contr’un. « L’amitié est la forme la plus pure de la critique. » (Mandelstam, Le Bruit du temps, 1925)