EMMANUEL FOURNIER (1959-2022) par Pascal Poyet

Les Célébrations

EMMANUEL FOURNIER (1959-2022) par Pascal Poyet

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Emmanuel Fournier nous a quittés, brutalement, dans la nuit du 1er au 2 avril. J’écris ces lignes à près de sept cents kilomètres de Paris et de l’étroite rue de Venise où se trouve son atelier ; un coin aménagé sous une fenêtre pour la lecture ; le bureau de l’écrivain, la table du « dessineur ». C’est là, quand ce n’était pas à Venise même, ou à Ouessant souvent, devant la mer, qu’il écrivait : essentiellement, depuis Croire devoir penser, en l’absence de noms, avec les seuls verbes à l’infinitif, les participes présents et les mots grammaticaux qui les font « phraser ». Ce qu’il appelait la langue ou l’écriture infinitive : « que des muscles fins, en action sur les conjonctions ». « Et maintenant ? Que concluez-vous ? Qu’avez-vous dit ? Qu’avez-vous fait ? Que laissez-vous derrière vous ? — questionne son dernier livre, être à être — Des verbes, autant dire rien. Pas de théorie, pas de monument, pas de statue, pas de portrait, pas de nouveau concept. Rien. » Un « rien » qui en a fait graviter d’autres autour de lui, non moins saisissants, d’autres pensées, dont le dessin, et qu’il s’attachait à faire communiquer.

 

C’est dans ce quartier de Paris, toujours, que nous avons dîné ensemble pour la dernière fois, dans un bistro qu’il affectionnait. Venaient de paraître, presque coup sur coup, Tractatus infinitivo-poeticus, un nouveau volet de sa « théorie des verbes » et être à être. Nous ne nous étions encore revus que brièvement, quoiqu’à plusieurs reprises, depuis la conversation publique à laquelle je l’avais invité aux Laboratoires d’Aubervilliers, plus d’un an auparavant. C’était juste avant le confinement — étrange moment que ce début mars 2020, où, comme il s’en est amusé par la suite, nous ne savions pas si nous faisions bien d’être là ! Je lui avais alors proposé de discuter de ce que, dans son travail, je rapprochais de la traduction : ces transcriptions et transpositions que j’avais remarquées dès L’Infinitif des pensées, au tournant des années 2000, qui sont au cœur de 36 morceaux et Mer à Faire, et allaient être les points de départ des douze méditations et fantaisies d’être à être. J’avais proposé à Emmanuel qu’il apporte avec lui quelques transcriptions du français en infinitif, qu’il nous lirait, afin d’en discuter ensuite de manière informelle. (À titre d’exemple, et pour qu’on voie de quoi je parle, les traductions de la célèbre proposition initiale du Tractatus de Wittgenstein (Die Welt ist alles, was der Fall ist), « Le monde est tout ce qui arrive », ou : « …tout ce qui a lieu », sont, dans être à être, dont Emmanuel achevait alors l’écriture, transcrites à l’infinitif : « Être en se produisant », puis selon quatre autres variations : « Être, en étant » ; « Être, là où être » ; « N’être que là où être » ; « Pouvoir être, en arrivant ou non ».) Ce n’était pas la première fois que nous préparions une conversation publique. J’aimais la complicité qui se dégageait de ces moments, l’espace qu’elle offrait, d’amitié, propice à la pensée, à l’étonnement aurait-il dit. Je lui avais envoyé quelques brouillons de questions possibles : celles que je me posais. Mais, à ces questions à peine esquissées, Emmanuel avait répondu par des réponses circonstanciées et lorsque la veille de cette rencontre publique nous avions essayé notre dialogue, il m’avait semblé évident que passer de mes questions parlées faussement improvisées à ses réponses lues extrêmement précises allait brouiller un échange que je voulais aller de soi. Aussi lui avais-je proposé que nous lisions notre entretien. J’ai donc finalement rédigé à la hâte des questions pour ses réponses et, comme des musiciens, nous avons joué nos questions et nos réponses. Je me souviens du regard amusé d’Emmanuel, de son sourire, à me voir pour ainsi dire ponctuer de mes interrogations le texte qu’il avait écrit pour y répondre et qu’il donnait à entendre à présent avec une légère, et délicate, malice. Je n’étais plus simplement l’interlocuteur d’un soir d’Emmanuel : en me poussant à rédiger mes questions, en forçant nos registres à s’accorder, il accueillait mes interrogations au cœur de sa pensée. Il m’embarquait — et je me laissais volontiers entraîner.

 

Nous avons joué questions et réponses, et nous ne l’avons pas fait autrement, je m’en aperçois, qu’il le fait lui-même dans ses livres, au moyen des différents instruments qu’il a fabriqués. C’est le cas dans le dernier, notamment composé de « fantaisies » où se déploient justement diverses objections et réponses à des objections, certaines rédigées en cette autre langue forgée par lui, celle-ci dénuée de verbes, et qu’il appelle langue substantive. La langue substantive, qui a fait son apparition, drôle, inattendue, dans La Comédie des noms, et a envahi les livres suivants, n’a-t-elle pas été forgée pour répondre à l’infinitive ? Elle qui peut en être la transcription (La Comédie des noms est présentée comme la transcription de passages de Penser à être, premier des quatre livres « tout en verbes » de Philosophie infinitive), n’est-elle pas le meilleur contradicteur de la langue infinitive — sa moqueuse ? « Charabia verbeux ! Verboserie infernale ! ... “L’être toujours à l’œuvre, toujours en projet !…”, ‘Prise de tête’ sans repos, oui ! Quelle fatigue ! » Autant la langue infinitive coule avec facilité, autant la substantive lui répond dressée sur ses pointes (sur ses points d’exclamation et d’interrogation). Et de moquerie, d’humour et d’amusements, les textes d’Emmanuel ne manquent pas (il faut relire Insouciances du cerveau pour voir à quel point le ton est une dimension importante de sa pensée). À la parution d’être à être, alors que je lui exposais en quelques remarques grammaticales succinctes ma lecture commençante, il m’écrivait espérer que ce livre me ferait également rire, parce que « la difficulté principale est de trouver une légèreté dans ces questions et qu’elle soit communicative ». N’est-ce pas cette légèreté qu’il voulait communiquer à Aubervilliers, où il ouvrit notre conversation en proposant : « Nous pourrions commencer par nous moquer un peu de la philosophie ? Commencer par se moquer de philosopher ! Se moquer de “soi” ?  Me moquer de “moi” ? Me moquer de mes angoisses ? Se moquer de s’angoisser ? Et pour cela, se confier à l’infinitif qui ne dit pas comment le prendre » ? Et il s’en prit, justement, à un fragment du Sophiste, puis à sa traduction, qu’il transcrivit ainsi à l’infinitif : « Qu’entendre, que vouloir dire en disant être ? Le savoir, l’avoir su, avoir cru le savoir. En arriver pourtant à ne plus savoir quoi. » Nous étions passé de l’Être à être. À vivre. Plutôt que de la faire porter sur un objet figé, nous pouvions nous laisser porter par la question. « Penser nos questions à l’infinitif, ajouta-t-il, c’est tenter de les ressaisir et de nous ressaisir ». C’est, je me dis en repensant aux miennes finalement rédigées, une remise en question permanente, une stimulante façon d’infinir, que portent la langue infinitive, sa débatteuse substantive et les suites, reprises, variations de ses différents livres. Et si ses langues (ses lieux, dirait-il) se traduisent et se répondent, se mirent et se moquent, de même ses livres pensés par deux s’aimantent et débattent. L’œuvre d’Emmanuel est constituée de diptyques, plus ou moins revendiqués. Ainsi, les deux livres initiaux, Croire devoir penser et L’Infinitif des pensées, puis 36 morceaux et Mer à faire, L’espace domino et Méthodes pour échapper à l’analogie, et les deux fois deux Verbes : de la désolation et de la consolation, puis de la jubilation et de la libération. Mais on peut aussi, outre le lien évoqué plus haut entre La Comédie des noms et Philosophie infinitive, lire le dernier livre, au titre en forme de domino double, être à être, comme une pièce ajoutée aux quatre livres de Philosophie infinitive (« sans délai compléter les doigts de la main », m’écrivait Emmanuel) tout en le rapprochant du Tractatus infinitivo-poeticus, terminé ensuite, mais qui l’a pour ainsi dire doublé dans sa publication, ne serait-ce parce qu’un « y » s’y déplace d’« y avoir » (« il y a » transcrit à l’infinitif) à « y être », soit d’un mode d’être à un autre. De même, ce Tractatus (tracé infinitivo-poeticus) peut-il être lu en se souvenant de 36 morceaux — les « traits de verbes » de l’un n’étant pas sans rappeler ceux de plume, de compas, de crayon de l’autre, catalogue de (dessins de) mers — mais aussi comme une « reprise » de Philosophie infinitive, où s’est imposé (d’abord comme un recours, une méthode d’écriture) un nouveau souci, celui de la métrique, du compte des syllabes. Chaque côté d’un diptyque, comme le côté d’un domino, cherche une autre moitié qui lui ressemble. Ce ne sont là que quelques exemples de circulations dans l’espace domino où se déploie son œuvre ; circulations que le lecteur est invité à suivre ou à inventer.

 

À la fin de notre conversation d’Aubervilliers, j’ai voulu questionner Emmanuel sur la « transposition verbe-verbe » à l’œuvre dans les chansons qu’il a écrites pour une chorale bretonne, il y a une quinzaine d’années, en suivant la mélodie et la métrique (déjà) d’airs gallois. Emmanuel, après quelques brèves explications, lut les trois couplets d’une chanson, s’étonner de pouvoir, composée avec et pour le verbe marcher. Il reprit ensuite cette chanson en transposant le verbe marcher en un autre verbe, aimer. Or, cette transposition, il l’entonna. Le filet de voix d’Emmanuel, fin mais précis, chantant les verbes : « Penser devoir se demander / comment aimer et où aller / Au lieu de se mettre à aimer / et de se laisser entraîner ». Le silence absolu de l’auditoire, embarqué. Émerveillé par ce moment, je lui dis alors qu’il ne restait plus, pour refermer notre conversation, qu’à transposer aimer en traduire ; Emmanuel m’y invita d’un hochement de tête, mais à cela, je n’ai cependant pas osé, sur le moment, me laisser entraîner.

 

 

Livres évoqués :

Croire devoir penser, L’éclat

L’Infinitif des pensées, L’éclat

36 morceaux, Éric Pesty Éditeur

Mer à faire, Éric Pesty Éditeur

L’Espace domino, contrat maint

Méthodes pour échapper à l’analogie, contrat maint

Philosophie infinitive, L’éclat

La Comédie des noms, Éric Pesty Éditeur

Insouciances du cerveau, précédé de Lettre aux écervelés, L’éclat

Tractatus infinitivo-poeticus, Éric Pesty Éditeur

être à être, précédé de Lettre aux inexistants, L’éclat

Théorie des verbes :

Les Verbes de la désolation, contrat maint

Les Verbes de la consolation, contrat maint

Les Verbes de la jubilation, Les Verbes de la libération, L’Ours Blanc n° 32, Héros-Limite

 

Notre conversation est reproduite dans le Journal des Laboratoires/Mosaïque des Lexiques (Laboratoires d’Aubervilliers), cahier N.