Jean-Pierre MARTINET (1944-1993) par Ugo Riou
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Qui naît mélancolique tète la tristesse en tout événement.
Sigmund Freud
Martinet est une mouche.
Ventrue. Délicate.
Trop lourde d’une mélancolie profonde pour s’envoler.
Il est de ceux qui traînent des savates à trous,
dans les boulevards,
pour oublier qu’ils ont mal aux pieds.
Sa tête s’enfonce entre ses épaules,
comme si on lui avait administré un coup de talonnette sur le crâne.
Pour le déboucher.
Les coups durs l’ont rétréci.
Compacté.
Il est petit.
Trapu.
Comme un pan de mur qui s’est détaché
et avance,
sinistre,
d’un bistrot à l’autre.
Il se déleste des livres.
Ceux qu’il a lus, aimés,
qu’il laisse filer au gré des rebonds,
dans cette putain de ville-flipper.
Ses anciens émois tombent de ses poches,
du par-dessus en gnou,
et dévalent les caniveaux,
dans les eaux usées.
Une brise réfrigérée lui gifle la figure,
les ronds des joues, cerceaux d’enfance,
pour lui décrocher la vie du visage.
Il est un môme,
pris sur le fait.
Et lui-même se rabroue.
Martinet marche dans l’hiver perpétuel.
Avec, clouée au cœur,
une boule de verre.
Neige à l’intérieur.
Secouée pour rien.
Jean-Pierre se prend un seau d’épluchures,
balancé depuis le cinquième étage
par une bonniche neurasthénique.
Des clébards bavent son pantalon.
Les vieux lui offrent des bonbons gluants,
dans des papiers brillants,
en papillotes.
Il s’enfonce parfois
au travers des marches,
des escaliers,
des marches grinçantes,
d’immeubles décrépis.
Une ville folle.
Tourniquet stupide.
Qui l’enferme dans la rotation des jours,
et des nuits.
Toujours les mêmes.
Comme les mauvaises blagues
d’un clown triste,
et amnésique.
Une si petite planète…
pour un fiasco si grand.
Toujours la même ritournelle.
La pierre qui tombe dans le puits.
Les gouttes.
Le croupissement.
Martinet,
prince de la mélancolie pouilleuse.
Diadème de sourcils sombres.
Mais main folle.
Doigts en rut.
Dans sa piaule décatie,
murs jaunasses,
linoléum gris mer d’ordures,
bouteilles vides.
Boîtes de conserve éventrées,
moisissure bleuie.
Le bureau craque.
Martinet, foutu pour fichu,
s’empare à nouveau de son crayon.
Petit outil dérisoire.
Innocent.
Comme un trombone.
Comme une groseille.
Mais seul outil
pour régler son compte
au bourreau quotidien.
Coup de ceinture.
Douches froides.
L’acédie.
L’incurable acédie.
Fichu pour foutu.
À la poubelle.
Au dépotoir.
À la mer.
À la cuvette.
Au cimetière des poissons.
Morts.
Pleurés deux jours, pas plus.
Martinet, dans sa caverne,
remue tout, pourtant.
À la pointe d’une mine qui brûle.
Qui fond.
Le papier chauffe.
Comme une lampe.
Qu’on frotte.
Martinet, magicien.
Martinet, exorciste.
Le mal, il le fait converger par le bras.
Le bras, vers la poigne.
La poigne, donne le mot.
Pour faire oublier les farces du clown.
Celles qui font bailler même les lobotomisés.
Et Martinet enferme la littérature jetable,
sous clé.
Au placard.
Martinet, vengeur.
Proclamateur.
Devant les pauvres types.
Les pauvres cloches.
Les spleenétiques verdâtres,
et les aveugles à paraboles,
qui transforment la malchance en canne,
et renoncent à cavaler au bonheur.
Martinet se gausse.
Il enchante.
Ce bordel.
Sans nom.
Et sa phrase.
Il la sculpte.
Il l’affûte.
Arabesques.
Angles.
Pénombres.
C’est un suicidé
qui prend l’autocar de la conjuration.
En direction de l’émotion gracile.
De l’humour agile.
Celui qui se fout
des cieux grisâtres.
Martinet montre la voie.
Et donne soif.
Soif de le suivre,
dans son tunnel.
Fulminant.
Au volant de son bureau à mille chevaux.
Tous phares allumés.
Mots clignotants.
Rappel lumineux.
Martinet.
Jean-Pierre.
Nous appelle.
Nous autres,
nigauds à la dérive.