Entrées en matière d'Aurélie Loiseleur par Philippe Beck

Les Parutions

01 oct.
2010

Entrées en matière d'Aurélie Loiseleur par Philippe Beck

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Le pluriel du corps de quelqu'un








« « Ils viennent de sortir un nouveau monde » » (Entrées en matière, p. 12)

« la putain du matin la page s'humanisent
                                                       nécessairement nées
des villes réserves verbales barbares... » (ibid., p. 21)

« page se tourne vers toi » (ibid., p. 70)

« On a délocalisé l'inspiration » (ibid., p. 86)

« Poésie vieille traction » (ibid., p. 87)

« inévitable tableau anti-ciel » (ibid., p. 134)



Le livre d'Aurélie Loiseleur, « poésie poignante » formée de « pyropoèmes », est dédié au verbe revivre. (Il s'écrit contre « la Muse Alanguie », qui fait « vivre en pointillés », ou « longer la vie », et la « tendance à sous-vivre » en « pornésie ».) Dédicace singulière (et lyrique), pourtant bien accordée à l'acte que la poésie (« rêviste ») rêve souvent, sinon toujours : le « vivre mieux », le « vivre différemment », le « recommencer maintenant». Il s'agit de « rêver lourd », et non seulement de « paraître naître ». (C'est tout autre chose, au fond, que le précepte de Valéry : « il faut tenter de vivre. » Non pas tenter, peut-être, mais repartir - ce n'est pas la même chose, au moins si l'on vit. Le verbe « partir » est l'un des verbes récurrents du livre : « Parti d'une poésie trop ciel à ciel ». « Il y a des vers qui ne partent pas. » « Poésie néologue à partir du monde sans le / quitter ». « D'amis la plupart partent. » « Artiste est parti. ») L'être de poèmes se sent, se figure en Phénix. Il est de fait un Renaissant en puissance. La brève note d'avertissement où la poète signale l'importance (le poids) du Livre de Sortir au Jour, marque une essentielle différence entre « la vie du mort dans l'au-delà » - qui n'est pas l'objet à présent - et les « incarnations d'avant la mort », la pluralité de quelqu'un sur terre (« une foule d'identités »), où il est un dans une succession, entrant plusieurs fois dans le fleuve qu'il est. D'ordinaire, la dédicace est adressée à quelque personne vivante à un point de vue. Le nom propre est l'indice d'une vie spéciale, intense (ou possiblement), spéciale parce qu'intense et singulièrement (en principe). Ici, le court-circuit est saisissant. Le livre ne sera pas dédié à quelqu'un ; il sera dédié au revivre de chacun, au verbe universel, à la série des « entrées en matière » que suscite chaque vie, dans une tension variable : « chacun ravive en soi le poète », contre « le troupeau traditionnel des paroles », le « travail grossier de communication ». « Poète » (à qui est consacrée la quatrième des sept « Entrées », la centrale) est l'antonyme de « petit viveur », de « pseudo-né ». Bien.
Le livre épouse alors une succession pensée dans sa diversité une : les « entrées » sont liées dans la lumière des pages associées, des lieux de « l'animal spacieux » où le temps de vie prend forme et sens, comme des chapitres, des condensations. Le premier mot de ce livre singulier, centré, est le mot « méditable ». (Il sera question, bientôt, d' « images méditatiques ».) Le paysage marin, devant quoi le chant de l'œil trouve (ou bien croit pouvoir trouver) le repos de l'épos, la temporalité sensée, peut être pensé. Chacun est devant sa responsabilité, la tâche qu'enveloppe sa capacité de voir. Le dernier mot de la dernière page sera, de façon très conséquente : « histoire ». C'est un livre conséquent, dont la ferveur et la modestie consiste d'abord à méditer dehors (en pages) le fait du partes extra partes appelé existence, et la « matière sans mort » de celle-ci. L'extériorité mutuelle des parties de l'existence (« corps avec dépendances ») est la structure même des « entrées en matière », des commencements et des renaissances pour continuer. Les « membres déliés » des « animaux articulés » sont les membres où se pense la peu profonde calomniée « matérialité » : « Membres lancent. » Car ces « animaux » sont « reconvertis à la Matière ». Chacun est « membre de lui-même » et doit penser la déliaison dans l'appartenance à soi. C'est le fond de l' « Autobiographie collective » (cf. l'Autobiographie de chacun de Gertrude Stein). Le « peuple hanteur » se hante et hante chacun, qui porte un plusieurs précieux. « Elle mais qui je ? » Dès lors, c'est l' « inconnudité » qui est la condition. « On t'a tant fait miroiter un moi ». D'où la rencontre de « jelle » (« tirée des noces mythomonstrueuses entre je et elle ») et de « jill (son homologue) » (avec sa « horde de lui »). Le chant est « hors-je », d'un « moi putatif », et l'on reconnaît la rimbaldienne demande d'une « poésie objective » (1871). Poésie est « chant + sens » et lutte ainsi contre « le despoétique ».
La lyrique matérielle, corporelle, amoureuse, se tend, et sèche ses flammes, qu'elle relance. « On fait corps à corps avec le matériel. » Une proposition comme : « cœur te sort » signifie que le cœur sort quelqu'un et que le cœur sort de quelqu'un, s'arrache ou s'extraie de lui. Double mouvement lyrique, où le cœur est chargé d'emmener au monde la personne qu'il fait vivre, quand, parallèlement, ce guide intérieur, vital, se détache de la personne vivante : il ne peut rester la propriété de celle-ci. Le chant du sentiment se destitue en se déployant. « Entrer sort ». C'est « l'entrée dans l'afiction », le réel qui refuse l'affliction. Mais chant il y a, puisqu' « amour est essence de centre », « arrosé à l'essence de ciel ». L' « incarnage », c'est la procédure du corps qui contredit le carnage malgré les apparences. L' incarnation n'est qu'une procédure avec ses rudesses bien connues (en principe) : il faut « refaire l'incarnation ». Le « ciel tombé/en panne », un « Paradis rechuté » (il est contracté, transcendantalement, car « corps » est « seul paradis disponible ») est le « prix lyrique », le prix du chant-paradoxe, contre « qui rêve en non-langue », en « non-monde », et discourt en « concepts calcifiés ». (Il y a du Nietzsche dans Loiseleur.) L'amour, corporel, allie Virgile et Lucrèce : « peau est pont », et il y faut des « phrases de vie » pour animer des « idées de sentiments » (quitte à « pleurer sous cape » en vers et en vers-lignes libres, « vers coupé de prose », « pratiquant peu vers à retardement ni grand rimage d'harmonie préétablie ».) Le poème, sa « phrase à entrées multiples », a pour enjeu la « co-création de corps » appelée amour, mais selon une « physique cantique ». Le chant conditionne une physique autant que l'inverse. « Poésie se porte près du corps ». « Donner corps », « le thyrse de plusieurs vie », donc la vie donnant vie, le plusieurs pro-créé et pro-créateur, est un ici un « rêve raisonnable de femme », égal à la tension du vivre qui est le fait notoire de l'amour. (L'anti-procréationnisme, si commodément répandu aujourd'hui, n'a de sens qu'à supprimer la question du sentiment. Encore faut-il que le sentiment soit une question, et non une réponse, une tâche plutôt qu'une morale fixée, pour que la tension de quelqu'un enveloppe sa capacité de donner naissance à un autre. Car l'autre est une question : il fait « reprendre naissance », c'est-à-dire chercher. « - Ce que tente poémiser ?/ Un recommensemencement. » Le redépart est semé ; il sème aussi, en même temps. « Encore il est facile de ressusciter quand on est vivant. »)
Entrées en matière font sortir le lecteur, le ravive comme peu font. Il faut lire ce livre de poésie impérieux, non tyrannique et tendu avec nécessité.
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