Torii, Camille Lovier par Lydie Cavelier
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Traductrice et enseignante de littérature chinoise, Camille Loivier a choisi pour titre « torii », un terme japonais signifiant « oiseaux » et qui désigne les portiques sacrés marquant l’entrée des temples shintoïstes. Un mythe raconte que, pour fuir son frère, la déesse du soleil aurait décidé de s’enfermer dans une grotte, jusqu'à ce que le chant des oiseaux sur le perchoir placé à l’entrée ne l’en fasse sortir.
Dans le livre, torii n’est plus un symbole, un seuil mystique, mais une figure tenant toutes les lignes de fuite, une clé de voûte poétique : les modalités narratives, méditatives et contemplatives alternent, s’entrecroisent et se répondent selon des orientations différentes, formant métaphoriquement comme autant de ligatures, labiles, entre des faits et des événements traumatiques autobiographiques ou apparentés. D’incessants va-et-vient dans le temps révèlent le travail mémoriel qui brouille, oblitère mais découvre des torii sous lesquels passer –– « plusieurs, dans sa courte vie, [et] avec lesquels son corps forme un lien, laisse une empreinte puis s’en va » (11). Ainsi s’anime la plasticité des lignes et des perspectives qui, par surimpressions, redessinent les reliefs d’un paysage-mental. Il n’est pas question de récit, mais d’une manière propre de se mouvoir dans l’existence en refusant le figement et l’amputation de l’à-venir, par « différence commune » avec l’oiseau qui déjoue les droites lignes et change de direction pour éviter de se faire prendre. Il s’agit de ne pas se trouver prise dans le lacis de ses (in)compréhensions, de ne pas « s’emberlificoter » (121), mais de maintenir ouverte la « brèche » des réajustements réciproques entre le passé et l’à-venir, selon les figures du pont ou du torii. L’essai poétique consiste à enrayer l’estafilade des entailles qui coupent le temps de vivre autant que la parole, à dégager des lignes de portance musicalement effusives, qui ne conditionnent pas le futur mais permettent de vivre à nouveau (138) et de s’engouffrer dans la brèche ouverte par l’écriture : la voie de l’entre échappe aux droites lignes des destinées préméditées.
Camille Loivier expérimente une théorie formulée par Hannah Harendt (et Kafka) dans « La brèche entre le passé et le futur », préface de La Crise de la culture, mais son mode de pensée est poétique. Le dispositif est figural et syncrétique, il articule le symbolisme des traits et lignes spirituelles du torii japonais, des signes chinois ou des hexagrammes du Yi King, avec le déploiement résonnant des lignes musicales de la fugue, en fonction des lignes de force qui sous-tendent la vie en ses déplacements concrets et affectifs : les murets des jardins d’enfance, les ponts, les rivières, les portes et les cadres familiaux, ou encore les pistes d’animaux qui « se pourchassent et se suivent sans se rencontrer » (52). La plupart des tracés sont déjà des sillages, leurs chevauchements ébauchant des lieux et des liens qui retranchent, en toute ambivalence, dans des replis nourriciers ou dans des places interdites, chambres, fauteuils ou autres. C'est au langage qu’il revient d’ouvrir une brèche dans les replis de l’existence, d’inventer une autre manière de « s’entretenir — — » (106) malgré la solitude. Le « je » parle « on » et « nous », mais les maux et les noms féminins déchirent le silence derrière lequel on a voulu les oblitérer. Dans l’entremêlement des voix intérieures qui bouillonnent, qui brouillent et servent de brouillon, l’écriture met en cause ses sillons : « je suis à la recherche d’une autre sorte de ligne et je me heurte à celle que fait le stylo sur le cahier » (133). Sur le plan formel, le trait longitudinal de la prose n’est pas justifié : la ligne porte des mots qu’elle se refuse à couper. Aucun point ne vient clore des paragraphes déliés par de larges alinéas, au creux desquels naissent des approches transverses (« — un trait de fuite qui les relie — », 33), des inflexions diverses. Entre anticipation, narration et réflexion, le temps d’être est ruminé, prémédité, transformé : ses démarcations chronologiques s’estompent. Les points de vue de l’enfant, de l’adulte alternent et entrent en tension, de même que les intentions prêtées aux femmes, d’alors ou d’antan. À l’(in)attention et à l’(in)affection familiales répond la considération vouée aux animaux familiers, y compris l’écureuil, le rouge-gorge, le rouge-queue ou l’effraie : d’autres échanges se nouent et, sans mots, offrant d’autres perspectives, d’autres tonalités existentielles. La contemplation animale ou végétale ouvre une parenthèse, unique, réitérée dans le temps et dans le livre : nulle parole humaine ne la referme ni ne la blesse. Au travers de ces conciliabules, paraphes de plumes ou de signes chinois, une autre langue tente finalement de frayer son passage dans le silence : quelques vers affleurent, la « reverdie » apporte un respir, « un vert de saule // une naïveté sans défense », une oscillation indéterminée : « un glissement // un vacillement // un flottement » (128-129). Cette langue de vers engage un sens que figurent le torii ou le pont : les tensions sémantiques entre les piliers que sont les vers forment « un arc électrique », un « pont » conducteur de résonances. Dans le blanc, dans un silence « à peine teinté », toute répercussion est significative (86).
Le torii représente en effet une méthode de composition : la disjonction est nécessaire aux retentissements, ce dont témoigne la table des matières : premier torii, prélude I, deuxième torii, fugue I, troisième torii, prélude II, quatrième torii, fugue II, cinquième torii. Le dispositif rend compte d’arrangements instables et dynamiques : le double refus de l’alignement chronologique et de ses nouages logiques entre causes et effets laisse place à une méditation d’allure précaire sur les répercussions entre les événements, les mots et les maux. D’une partie à l’autre, la chute de ski, la collision avec le tracteur, l’effondrement du mur, la relégation scolaire ou l’immobilisation forcée se font écho et nourrissent la réflexion sur les mots d’événement, d’accident, de hasard, d’essence, de préméditation et d’imprévisibilité, la conception même de ces termes ayant le pouvoir d’infléchir les lignes de forces de nos amours, vitales ou funestes.
En somme, les figures de l’entrelacement des motifs poétiques visent une conversion existentielle depuis l’engorgement dans le mutisme de l’incompréhension et de la souffrance, jusqu'à la traversée du hiatus, entre refus de la parole et écriture, dans un entre-dire où comprendre le non-dit, où le laisser vibrer, pour libérer « le lien absent » (86).