Dante Alighieri-LE PARADIS par Elena Manenti

Les Parutions

19 nov.
2025

Dante Alighieri-LE PARADIS par Elena Manenti

Dante Alighieri-LE PARADIS

Traduire le Paradis : l’expérience poétique d’Emmanuel Tugny

 

La première question fondamentale qui se pose lorsqu’on aborde une étude du processus traductif concerne la définition même de la traduction. Que signifie traduire ? Quelle est la nature d’un tel acte ? Il ne s’agit pas d’une interrogation purement théorique : traduire implique des choix concrets, méthodologiques et interprétatifs. S’interroger sur la nature de la traduction revient à réfléchir sur la possibilité de transposer le sens d’une langue à l’autre, surtout face à un texte d’une complexité sémantique et symbolique aussi dense que le Paradis de Dante Alighieri.

Le travail d’Emmanuel Tugny constitue l’une des interprétations contemporaines les plus originales du Paradis. Tugny ne se limite pas à transposer les mots : il se présente comme un rhapsode moderne, mêlant poésie, musicalité et spiritualité dans une réécriture profondément novatrice. Né en 1968, figure polymorphe du paysage culturel français, écrivain, philosophe, poète, musicien, traducteur et artiste visuel, il est l’auteur de plus de soixante ouvrages et d’une vingtaine d’albums musicaux. Après avoir longtemps respecté la version de Jacqueline Risset, il entreprend presque par jeu, en 2022, la traduction du Paradis, qu’il achève en 2023 pour Ardavena Éditions.

Ce qui frappe dans sa traduction, c’est la densité et la précision du langage : chaque mot semble ciselé, une véritable orfèvrerie verbale. Le français devient métrique vivante, lumineuse comme le royaume de Dieu décrit par Dante, avec des choix lexicaux qui font de la parole un événement symbolique. Son style privilégie un lexique poétique, des inflexions archaïques, des images déployées et amplifiées pour introduire une profondeur psychologique. Tugny souligne d’ailleurs que traduire est un acte « impossible » : il se considère d’abord comme écrivain, et son objectif est de restituer les images en respectant le rythme et la musique, plus que la seule lisibilité. Sa prose, prosodique et paratactique, s’inscrit dans la tradition d’une Comédie récitée à haute voix, conférant au poème un ton à la fois théâtral et solennel.

Un exemple significatif se trouve au Chant III, lorsque Dante décrit la transparence des âmes :

« Quali per vetri trasparenti e tersi,
o ver per acque nitide e tranquille,
non sì profonde che i fondi sian persi. »

Tugny traduit :

« Comme au travers d’un verre translucide
Ou bien d’une onde calme et pellucide
Et dont le fond demeure à portée d’œil. »

La musicalité interne apparaît ici clairement : l’assonance translucide/pellucide crée une continuité sonore, tandis que le choix de pellucide restitue une âme perceptible mais éthérée. Ces choix lexicaux et rythmiques témoignent d’une sensibilité d’écrivain qui influence profondément le geste traductif, transformant le passage en un tableau en mouvement.

Un autre aspect distinctif de la traduction est la représentation de la création divine : le Créateur devient couturier, revêtant ce qu’il a cousu, c’est-à-dire la chair humaine. Là où Dante écrit « fattore non disdegnò di farsi sua fattura » (Par., XXXIII), Tugny propose : « Créateur consentit / De revêtir ce qu’il avait cousu », créant une image charnelle et sensorielle de l’incarnation, soulignée par des jeux phoniques et des métaphores tangibles.

Travailler sur la traduction absolument novatrice de Tugny est une expérience essentielle et formatrice qui permet d’examiner la façon dont les choix linguistiques influencent la réception du texte source. L’analyse du travail de Tugny met en lumière la complexité et la délicatesse du processus traductif : par rapport à d’autres versions, il privilégie une approche qui, à mon sens, restitue la langue de Dante comme une expérience perceptive directe, presque « plastique », pour le lecteur français.

L’Amor che move il sole e le altre stelle chez Dante n’est peut-être pas seulement ce principe cosmique qui anime le monde, mais aussi celui qui, à travers les siècles, meut la main des traducteurs comme Emmanuel Tugny. C’est cet amour-là qui permet au Paradis de vivre encore, d’offrir à Dante, pèlerin spirituel et homme profondément humain, la possibilité de poursuivre son voyage devant nous. Traduire, ce n’est pas seulement transposer : c’est perpétuer un chemin. C’est ce qu’exhausse incontestablement l’œuvre colossale de Tugny : une parole qui ne s’interrompt pas, mais qui se régénère et qui, poétiquement, se sauve, aux deux sens du terme.

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Ardavena, mars 2023
340 p.
13€99

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