Emmanuel Tugny-Figures de l’Amen par Jean-Michel Durafour

Les Parutions

29 oct.
2025

Emmanuel Tugny-Figures de l’Amen par Jean-Michel Durafour

Emmanuel Tugny-Figures de l’Amen

 

La pensée occidentale a produit trois principes spéculatifs majeurs : le christianisme, le marxisme, le punk. Tout, peu ou prou, s’y rapporte. Peu importent les coups bas de la frustre chronologie. Ou autrement : la morale, le politique, l’esthétique (je schématise pour les besoins de l’exposé : le punk est une politique ; le marxisme, une esthétique, etc.). C’est à partir d’eux qu’on peut inférer une poétique et une métaphysique. Emmanuel Tugny, à qui nous devons une œuvre foisonnante, ne le sait que trop bien. Il a fréquenté saint Paul, a fréquenté Karl Marx, a fréquenté Sid Vicious. Ils sont le cantus firmus de sa poétique. Ses remarquables et brillantes Figures de l’Amen, reparues en 2022 chez Eeeoys (publication initiale par Gwen Català), creuset d’enharmonie, de diplomatie et de sotériologie, sont là pour nous le rappeler.

Il est difficile de parler d’un tel livre, si exigeant et dense. Je ne vais d’ailleurs pas essayer de le faire, mais plutôt de pointer deux ou trois choses qu’il nous dit. Extérieurement, l’ouvrage commence par s’inscrire dans la tradition de la poésie religieuse – mais ne s’y limite pas. Tugny convoque en notre esprit de glorieux prédécesseurs : Jean de la Croix, Charles Péguy, Verlaine (ce Verlaine- si mal entendu encore) ; d’autres que nous avons appris à oublier : Jacqueline Pascal (la sœur), D’Arbaud de Porchères, et au-delà Lactance, Arator, Bède le Vénérable ou Thomas a Kempis. Comme Patrice La Tour du Pin – plus proche de nous –, le plus grand poète chrétien du siècle dernier, Tugny se glisse dans le costume trois-pièces de la versification traditionnelle (l’alexandrin). Il s’agit sans doute, dans des temps où l’on ne cesse de remâcher ad nauseam les déconstructions du modernisme, et où le poème a pratiquement disparu faute de règles collectives à respecter (au bénéfice d’une idée privée que des textes viennent décliner dans un second temps), d’une des plus prestigieuses audaces que la poésie peut encore se donner (le dernier Réda ne dirait pas le contraire). Le logos n’est pas la langue : la poésie de Tugny se place d’emblée à un autre niveau de profondeur, « le pèlerin brosse un paysage cru », repoussant tous les écueils de la poésie contemporaine (le sentimentalisme de l’expérience privée ou le conceptualisme langagier en tête). Son apparence conservatrice ne doit pas induire en erreur. Tugny écrit des poèmes. Au bout d’un certain moment, il en tire un recueil. Quand on écrit des poèmes, c’est comme quand on tire au pistolet (on m’excusera cette référence léonine), « on raconte pas sa vie » ; on ne fait pas non plus joujou avec la langue en tirant des balles à blanc. « Rien ne pèse et pourtant la parole est jetée. » L’unité de son dessin vient de la matière poématique elle-même ; non d’un dessein mental posé a priori et en vue de la réalisation duquel il s’agirait d’écrire ceci ou cela. Il y a les poètes de la poésie et les poètes du poème. Tugny est de ceux-là. Il va sans dire qu’ils ont ma préférence. Le poète, l’air de rien, nous donne un ars poetica pour des temps de détresse. Attention toutefois : cela n’interdit pas, de temps à autre, une malice de la forme. Ainsi Tugny respecte-t-il les contraintes alexandrines… jusqu’à un certain point : il semble par exemple ne pas s’intéresser aux interdits de la finale faible – qu’il préfère ne pas suivre. Le grand art n’est pas de s’opposer en extériorité, mais de noyauter de l’intérieur. L’insaisissable Tugny est un underground : un catholique punk et un marxiste chrétien. Comme Tertullien, Bossuet ou Pasolini. Le libertaire s’écrie « ni Dieu ni maître » ; Tugny répond « Et Dieu et mètre » : c’est du pareil au même. Tugny, c’est de la poésie au noir, comme le travail clandestin ou le Magnum Opus de l’alchimie. Il ne cherche pas à être explosif : il est implosif.

Ces Figures de l’Amen, d’une exigence spirituelle raffinée chez un écrivain habitué du fait (L’imitation de Jésus-Christ, Obit) regardent également ailleurs. Le titre l’indique très bien, qui en fait le pendant des Visions de l’Amen du compositeur Olivier Messiaen. À ce qui regarde (des visions) doit correspondre ce qui est regardé (des figures). (On comprend pourquoi la poésie de Tugny s’autorise de ne pas être toujours parfaitement regardante.) L’idée est magistrale et fort juste : on ne voit pas parce qu’il y a quelque chose à voir, mais c’est le regard qui fait le visible. Le visible vient toujours après la vision. Cette poésie, comme toute poésie authentique, nous donne un visible. Il n’est pas certain qu’avant elle nous vissions. Pour ce faire, Tugny choisit une forme simple et régulière en faisant alterner principalement deux voix – celle du Bien-Aimé et celle du Disciple : c’est la diplomatie (diploma : plié en deux) – qui lui permettent de faire de la sensualité de notre langue, et donc de notre finitude, l’échelon ultime de l’intelligibilité de l’Excès et du Rien pour ce monde : « La somme pensée des qualités de l’être / A règne en l’indivis dont la chair est le signe », « La terre rompt le flanc puis reforme le ciel ». Le poète fait résonner dans ses vers les cordes d’autres grands poètes de jadis (mais qui s’en préoccupe encore ?) : Ruysbroek, Suso, Angélus Silésius. Quel est le nom du punk en régime chrétien ? La mystique. Car la poésie est le don de se taire dans toutes les langues. « L’usage de parole est abolition / De la parole même ». Toujours à la limite de l’hérésie, le mystique, comme ces Figures de l’Amen, évolue dans trois dimensions (qui font les trois parties du recueil) : de la voix intérieure, de l’ordre des choses, et du monde (qui n’est pas l’ensemble des choses, mais ce qui arrive – leçon wittgensteinienne – organisé autour des quatre éléments : car le chrétien-marxiste-punk est aussi, inévitablement, un élève d’Empédocle). Le mystique fait son muscle lingual de la « docte ignorance » qu’avait en son temps théorisée Nicolas de Cues : « Connaissance est un bien dispersé dans l’étreinte / Et ce qui s’en déprend, recouvré dans son œuvre / Est à l’expérience et la vision de sphères. » Ainsi se fait la déhiscence de toutes choses et du poème tugnien.

Ce que dit Tugny, en sa langue riche et oratoire, est très simple ; mais encore faut-il savoir écouter dans une époque où la spiritualité catholique est devenue aux yeux de beaucoup une sanie et la vie quotidienne, le seul horizon du « dire » poétique, quand celui-ci ne s’effondre pas tout bonnement dans une version prétentieuse du développement personnel ou ne se retire pas dans la tour d’ivoire du formalisme. Tugny parle depuis la parole de l’être ; ce faisant, il ne parle que de moi. La poésie a-t-elle une autre vocation ? Comme Parménide, comme Ausiàs March, comme Saint-John Perse, Tugny est un poète du genre cavalier. Qui dit la chevauchée héroïque, qui dit l’insolente liberté, qui dit les déplacements aberrants. Il faut aller au bout des références culturelles et de la polysémie de ce terme. La poésie ne doit pas nous donner le monde qui déjà nous est échu ; elle doit le faire advenir dans la radicale nouveauté de son surgir. Qu’est-ce qu’un poète que l’on ne devrait pas d’abord traduire dans sa propre langue ? Ce n’est pas un poète. Tugny, il nous faut, le lisant, le traduire. Le trahir aussi un peu. On ne peut guère toujours lire si haut. Mais il faut lire ces Figures de l’Amen de toute urgence. Elles délivrent les fruits d’une parole de noble langue et d’une « nuit d’Idumée » dans le ravissement de la présence.

 

« Ce qui est l’être en l’être annonce ce qui est,
Qui est tout mon Seigneur en sa majesté d’être.
Celui que je reçois éminence en son être,
Son être est cette nuit séparée par l'Amour.


Jésus-Christ est de l’être une annonce de l’être :
Et l’appel entendu de ta marche en son cœur
Et le fin tour de terre aveuglé de visions.
Il est l’être du livre étudié de qui voit. »

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Eeeoys, 2022
326 p.
14. 99 €

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