La revue de belles-lettres, 2025, I par Tristan Hordé

Les Parutions

8 oct.
2025

La revue de belles-lettres, 2025, I par Tristan Hordé

La revue de belles-lettres, 2025, I

 

 

La variété des contributions au sommaire de La revue de belles-lettres laisse hésitant le lecteur : par quoi commencer ? "Traversées avec Philippe Jaccottet", dans la dernière livraison parue en juin, retient avant les nombreuses contributions, poèmes et proses, dans différents domaines. Il s’agit dans cet ensemble à la fois d’interroger ce qu’implique la traduction en anglais de ses œuvres, ici par John Taylor, et de suivre son activité quand il est lui-même traducteur. On résumera les réponses aux questions de M. Graf et J. Wenger, puis à celles de Tess Lewis, elle-même traductrice de Jaccottet.

Parallèlement à d’autres contemporains comme Bonnefoy et Réda, Taylor lit les poèmes de Jaccottet dans les années 1990, puis Leçons, livre majeur dans l’œuvre. Ce n’est qu’après un premier article en 1995 que commencent des relations épistolaires et téléphoniques avec Jaccottet (rencontré seulement en 2017). Ces échanges étaient pour lui indispensables, la poésie de Jaccottet faisant entrer « dans le domaine de l’émergence du logos et dans la véracité de la perception humaine ». C’est pourquoi restituer le mètre et la rime lui semblent relativement secondaires — « ornementation rhétorique » — et cèdent le pas devant la recherche du poète sur « la nature des apparences ».

 

Autre sujet ; on connaît la passion de Jaccottet pour la musique, mais dans son œuvre ce sont toujours les mots qui portent le sens, par exemple les paroles des madrigaux de Monteverdi. Mais le plus important, dès le début, ce sont les thèmes de Hölderlin et Rilke, les dialogues avec Gustave Roud, et les questions que les uns et les autres posaient. Elles rejoignaient ce qui est lisible quand on le lit, « Les stimuli véritables à ses méditations », c’est toujours le monde réel. Aujourd’hui, son écriture « pleine de nuance, d’attention (…) et d’une recherche de vérités essentielles » est aux antipodes de l’actuelle « robotisation linguistique ».

Dans les sept lettres retenues, adressées à John Taylor à propos de l’activité de traduction vers l’anglais, Jaccottet répond précisément à chaque demande, s’excusant presque de n’avoir pas la pratique de l’anglais, lui qui a traduit l’allemand, l’italien, le russe, l’Odyssée.

 

À propos des traductions de Hölderlin, Jaccottet estime que le « mot à mot passionné » convient « pour les poèmes les plus abrupts, les plus fragmentaires », pas pour l’ensemble de l’œuvre. Il est nécessaire de tenir compte des « inflexions familières » qui rappellent qu’Hölderlin « n’a jamais cessé de dire la vertu de l’enfance » — il faut rappeler qu’il a dirigé la publication des œuvres pour La Pléiade (1967), traduisant beaucoup, dont des poèmes avec Gustave Roud.

On ne sera pas surpris de son attention portée aux demandes de John Taylor, qui l’a beaucoup traduit. Lui-même fait entrer dans l’atelier du traducteur en choisissant un court poème de Goethe. Étudiant les décalages entre les deux langues, il cherche à garder « le ton naturel, familier sur lequel le poète parle » ; la conclusion de ce « désespoir du traducteur » est qu’il impossible de restituer la forme qui fait la perfection du poème.

 

Les poèmes de Silvia Härri, sous le titre Il était deux fois, sont loin du monde réel de Jaccottet. Dans "Cache-cache", la réalité bascule avec des « fantômes dans le miroir » ou le rêve de paysages fantastiques, mais n’est visible qu’un « reflet fatigué ». Une chambre a conservé des traces de celles qui l’ont occupée, « il y a les signes de ces autres / gravés dans la mémoire des murs » et « en vain te cherchons-nous / tu es comme //effacée ». Une clinique est très particulière, médecins, infirmières et même médicaments, tout y est faux : « carnaval d’êtres flottants », et il faudra jouer la malade. Dans cet univers, quelle vérité derrière les masques ? peut-être faut-il regarder « les traces de neige / dehors, elles fondent à vue d’œil sur l’herbe délavée ».

 

Nous restons dans un climat d’étrangeté qui transforme la réalité quotidienne avec L’immédiateté seconde de Laurent Cennamo. C’est une fourmi rouge qui, « du haut du ciel », estime que les humains sont fous et c’est sans doute par allusion à Lautréamont que le jugement esthétique prend une référence singulière, « Beau / Comme un chat coupé en deux / Sur les rails d’un train ». "Il" se revoit au milieu des livres, « île » d’une librairie, un yucca « apparaît quand il tousse » et « Disparaît dans une trappe, Quand il pousse, trois fois, / Sur la petite manette / Dans son dos ». Et la littérature, plus que l’actualité (Lady Gaga), très présente avec des noms, Ulysse, Proust, le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Dante.

 

Dans les Produits dérivés, sonnets non rimés de Dominique Quélen, le lecteur rencontre des descriptions de photos, chaque fois « morceau [découpé] dans le réel ». Il s’agit toujours de personnes disparues, coureurs à l’arrêt, père et oncle jeunes impossibles à reconnaître, personnages qui semblent déjà morts. « On fait de ces objets le reflet des noms qui les / désignent dans un langage où ils n’existent plus ». L’essai de restituer quelque chose de ce monde d’hier s’effectue avec un travail sur la syntaxe qui demande (heureusement…) au lecteur de reconstruire chaque phrase.

 

Samuel Brussell raconte comment il en est venu à traduire Anna Maria Bacher, qui écrit dans le dialecte de la vallée de Formazza, parcours d’un traducteur qui retient le lecteur autant qu’une fiction. Dans presque tous les poèmes, on passe de la mélancolie, de la tristesse, de la difficulté de vivre à un goût retrouvé de continuer. Il faut « reprendre la vie » et formuler le vœu qu’avec l’an nouveau on pourra « recouvrir [s]es vieilles misères », que l’on connaîtra la paix du printemps « pendant que pousse l’herbe ». Il s’agit chaque fois de vivre un lien fort à la nature environnante, et même aux variations du temps avec une injonction à la brume « emporte avec toi / la tristesse des hommes ». Après les jours sombres vient toujours le temps de la lumière.

 

Le plaisir de la lecture d’une revue comme La revue de belles-lettres est de savoir qu’il faudra y revenir plusieurs fois. Dans cette livraison, le lecteur apprend sur l’activité de traduction, découvre ou relit de nombreux poètes et prosateurs, plusieurs n’étant pas présentés dans cette brève chronique, dont Sophie Loiseau, Pierre-Alain Tâche, Valérie Rouzeau, Luba Jurgenson, Jean-Pierre Burgart, Alexey Voïnov, le photographe Thierry Cardon.

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