Christian Limousin – Mangeant une étoile du ciel par François Huglo

Les Parutions

7 nov.
2025

Christian Limousin – Mangeant une étoile du ciel par François Huglo

Christian Limousin – Mangeant une étoile du ciel

 

 

            Extension des « Phares » de Baudelaire, de leur « cri répété par mille sentinelles » ? Leur « ordre » est « renvoyé » par 106 peintres, sculpteurs, photographes ou performeurs, intimes de l’essayiste, critique d’art et poète Christian  Limousin (1948-2023), qui réunit ici des poèmes écrits au fil des expositions ou installations qui l’ont marqué. Le titre, Mangeant une étoile du ciel, reprend une phrase de Bataille, dont Limousin fut un spécialiste. Le livre se divise en 29 sections dont les titres semblent souvent en témoigner : dépense, érotisme, extase, insuffisance de la raison, mourir de rire rire de mourir, naissance de l’art, œil, sociologie, transgressions. « J’appartiens à une génération qui a voulu faire de la poésie tout en tenant celle-ci en suspicion », disait-il au cours d’un entretien. De la poésie considérée comme une tauromachie ? Dangereusement, elle affronte son autre, la peinture muette, qui affronte son autre : la cécité, la « nuit profonde » où « s’abîme l’univers de raison ». Les « Phares » de Christian Limousin diffusent une « noire lumière éclairant & aveuglant cet homme / (…) abouché avec la bête grouillante / terrible qui vit & vibre au fond de lui » (Francisco Goya, Le Sommeil de la raison produit des monstres, eau forte, 1799). En termes quasi brechtiens, Goya pressent une louche connivence entre fascination et fascisme.

 

            Le recueil de Christian Limousin pourrait dialoguer avec Aveuglements de Maurice Fréchuret. Dès le premier poème, L’Homme ouvert de Jean Fautrier est un « Sade romain aux yeux clos / ouvert à la mort au supplice à la joie ». Et le poème, sur une peinture de Jean Rustin, qui commence par « mais regardez-le ! regardez-le bien à la fin… », et se termine par « regarde-moi enfin / qui te fascine ! », dialogue avec « Les aveugles » de Baudelaire, qui commence par « Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux ! », et dont l’avant-dernier vers commence par « vois ! ». Comme dans « Les Phares », la peinture donne des ordres. Le poète implore L’Araignée de Germaine Richier : « pique-moi jusqu’au cœur mords empoisonne-moi ». Les Demoiselles d’Avignon de Picasso « me hèlent & m’apostrophent / client qu’elles attendaient ». Par sa Grande Guitare, « comme des flèches le tableau nous regarde ». Dirt Painting (for John Cage) de Robert Rauschenberg ordonne : « vois-y / le devenir morve de la peinture // moqueuses muqueuses c’est gland ». Et la Mort auto-érotique de Joël Peter-Witkin : « Regardez ! ceci est mon cadavre ! ». Dans une série de photos d’Élisabeth Prouvost (Edwarda 33, inspirées de Georges Bataille), un corps « s’extase / animale et mystique s’écarte les cuisses », offrande impérative : « tu dois regarder : regarde ! ». Tableau (Tête) de Joan Miró surenchérit : « VAZY ! TUE LA PEINTURE ! ». Dès L’Origine du monde de Courbet, « le désir s’envase / qui nous regarde / obstinément ».

 

            Dans Full Fathom Five de Jackson Pollock, les « paint-tubes tops » sont « de petits yeux aveugles obstinés dans la tourmente ». Dans Number Five (N°22) de Mark Rothko, « les jaunes l’orangé / (…) / se frôlent et se fondent jusqu’à l’aveuglement ». Le Saint François mort de Zurbaran dresse, on ne sait vers qui ou quoi, des « yeux blancs révulsés / comme crevés », et dans La Colère, chapiteau n°15 de la basilique de Vézelay, « Mes yeux roulent, se dérobent. Blancs ». Le Transi de l’église Saint Etienne à Bar-le-Duc « rit sempiternellement de (…) / toute l’intensité de ses grands yeux absents ». La Fée dans une grotte de Gustave Moreau a le pouvoir « d’aspirer / notre regard inassouvi ». La Diane de Pierre Klossowski est « souillée » par le regard d’Actéon, qui « entame sa dégradante métamorphose » en la pénétrant avant d’être dévoré. Le Supplice de Marsyas du Titien exhibe « la peinture enfin mise à nu pour aveugle », sa « nécessaire cruauté (…) / pesant à même le nerf optique / à même le cri de glotte » Dans Action Psyché 1974 de Gina Pane, « à travers silence & cécité / s’accouche une nouvelle chair ». Dans Panse de Simon Hantaï, « peignant en aveugle / à tout hasard / jetant les dés / la main voit ».  

 

            Rien n’a changé depuis le Portrait d’Ubu de Dora Maar (1936) : « sur toutes les Polognes règne ce gros polichinelle » qui « rêve que bientôt il tuera tout le monde ». Des sculptures de Daniel Pomereulle imposent cette évidence : « après l’algérie la torture les électrochocs / (…) / l’histoire de l’art ne relève plus de la métaphysique ». Le Paysage d’Ombrie de Zoran Music est hanté par les camps de la mort, leurs « bouches édentées à téter l’air putride », leurs « signes infimes d’hommes en vrac ». Humanité christique ? Le crucifié, « le Scandaleux » selon Bellmer, est « une vulve plaie vive en pleine gloire de dieu », une « risible putain exhibitionniste / rien qu’un orifice », dont les « sublimes guenilles » peuvent nous rappeler Grünewald. La Raie de Chardin est elle aussi « crucifixion mort exhibée / (…) / masque humain » qui « nous mime et nous mine / (…) / miroir dévoilant notre intime bestialité ». Dans la Grotte des Trois frères (Ariège), relisant Les Larmes d’Eros, p. 30, 31, Christian Limousin capte le « rêve d’une main hallucinée en proie à la répétition à la réécriture perpétuelle », car « au commencement est l’ouverture mortelle de l’œil pour suivre l’écriture de la lumière dans le noir ». En cet instant, l’animal devient humain qui n’avoue « qu’à demi la forme humaine » et se donne la teste de l’autre un chef bestial ». En ce « masque brandi sur une face niée », cette « mascarade inaugurant l’homme celé en sort celé », Limousn voit « la part maudite ». Le « p’tit totem hirsute » de Gaston Chaissac n’est qu’un « gauche guignol manchot (…) / sans rituel sans fidèles sans église », un « fétiche dans son guignon ». Eros désaffublé ? Bataille désacralisé ? Quant « la jeune » Lady Betty de Johan Heinrich Füssli « serre & resserre » un « gland tranché net & bandant », elle « s’en bat / l’œil ».

 

 

 

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