Tintin décolonial par François Huglo

Les Incitations

9 août
2025

Tintin décolonial par François Huglo

 

 

            Et Hergé tourna le dos à l’abbé Wallez. Il ne cessa de s’éloigner de lui, et court encore.

 

            En 1926, quatre ans avant la publication de Tintin au Congo dans Le Petit Vingtième,  Hergé illustrait une nouvelle de Maurice Schmitz, destinée à l’Association Catholique de la Jeunesse Belge, dont le héros rêvait de Missions. Sur le dessin d’Hergé, à gauche de la scène imaginée par l’écolier dévot, un missionnaire brandit un crucifix (érection de la croix ?), tandis que son autre main tient la tête d’un(e) noir(e) agenouillé(e) collée à son bas ventre. À l’évidence, il lui impose une fellation. Philippe Goddin ne le dit pas ainsi mais, aussi rusé que Renard curieux, totem du jeune Hergé scout, il agrandit ce détail, lui offre une pleine page couleur de son livre Les tribulations de Tintin au Congo, page qui, un siècle après le dessin d’Hergé, nous paraît digne d’Hara Kiri ou de Charlie. Un peu plus loin, nous retrouvons les mêmes positions du supérieur et de l’inférieur sur une illustration d’Hergé publiée l’année suivante. Philippe Goddin oppose au héros de Maurice Schmitz, désireux d’ « apprendre des prières à ces vilains sauvages tout noirs qui vivent dans les forêts (…) qui sont méchants et paresseux (…) ne savent rien (…) ne vont jamais à la messe (…) et adorent des morceaux de bois », la « beauté plastique » et la « force d’expression » de ces « morceaux de bois » qui « avaient déjà, à cette époque, attiré l’attention d’artistes comme Gauguin, Matisse ou Picasso » et qui, africains ou précolombiens, ne cesseront de peupler les albums d’Hergé. Dans un texte intitulé « Gauguin et la crise du monde occidental », René Huyghe cite le peintre, autre adepte de la ligne claire, qui se nommait le « sauvage du Pérou » et « l’Indien » : « Ayez toujours devant vous les Persans, les Cambodgiens et un peu l’Egyptien ». Comme dans Les cigares du pharaon ? « La grosse erreur, c’est le Grec, si beau soit-il ». Gauguin, Hergé, même combat ? Curieux, le renard dans le poulailler du Petit Vingtième a plumé toute référence gréco-latine ou chrétienne, Tintin et Milou sont devenus idoles, fétiches, totems, avant que Tchang vienne initier Hergé aux esthétiques, écritures et philosophies orientales.

 

            En 1930, de retour (triomphal) d’URSS, pardon, du « pays des soviets », Tintin-Hergé rêvait d’affronter le bloc d’en face, représenté par Al Capone, et de rencontrer les Indiens. Un concurrent du « roi des gangsters » les dressera contre lui, et ils seront chassés de leurs terres par les « rois du pétrole ». C’est l’abbé Wallez qui imposera de commencer par l’album africain, afin de magnifier une très catholique colonisation. En réponse, Hergé n’introduit le missionnaire que dans les dernières pages, alors que l’agent de Capone est déjà présent dans les premières, incarnant un album américain passager clandestin de l’africain. Ce « forban » se déguisera en missionnaire comme Tintin se déguisera en singe Formé par les jeux scouts, Hergé savait qu’on ne revêt pas innocemment la peau d’un personnage plutôt que d’un autre. « L’humour d’Hergé suit sa propre logique », écrit Philippe Goddin : « Le meilleur moyen d’approcher les singes, c’est de ressembler à un singe ». De même, plus loin, Tintin « s’affuble d’un déguisement » de girafe pour pouvoir s’approcher d’elle et la filmer sans la « faire déguerpir ». Goddin ajoute : « Lorsqu’il était scout au sein de la troupe de Saint-Boniface, Hergé eut plus d’une fois recours à de tels moyens », et « coiffait généralement la tête de l’animal. Oui, comme Haddock dans les coulisses du Music-Hall Palace ! ».

 

À partir de 1959, la publication des aventures de Tintin aux Etats-Unis a imposé à Hergé de « blanchir » certains des personnages à peau noire de Tintin en Amérique (un portier d’hôtel, une nounou) et du Crabe aux pinces d’or (un bourreau au service d’Allan). Au cours d’une interview, Hergé a dit qu’il lui avait fallu « supprimer tous les nègres, parce que, comme vous le savez, il n’y a pas de nègres en Amérique, et surtout pas de problème nègre ». Ceux qui, en Europe, ont demandé l’interdiction de l’album Tintin au Congo, que ce soit en Angleterre (la Commission britannique pour l’égalité raciale en 2007), en Belgique (Bienvenue Mbutu Mondondo peu après), en France (le Conseil représentatif des associations noires), ou en Suède où, en 2012, l’album fut retiré de certaines bibliothèques municipales, considéraient certainement qu’il n’y a jamais eu de colons britanniques, belges, français ou autres, en Afrique, et surtout pas de problème colonial. Moins primaire, doté d’intelligence critique et d’humour, capable de contextualisation et de second degré, capable aussi de comprendre que les animaux de l’album ne sont pas plus réels que ceux des fables de La Fontaine, illustrées par Benjamin Rabier (qui accuserait Méliès d’avoir violé la lune ?), un journaliste congolais décrivait en 1969, dans la revue Zaïre, le Congo de Tintin comme « une sorte de paradis terrestre retrouvé par l’homme blanc » en quête du « bonheur d’une humanité fraternelle ». Il ajoutait que « si certaines images caricaturales du peuple congolais données par Tintin au Congo font sourire les Blancs, elles font rire franchement les Congolais qui y trouvent à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme cela ». Philippe Goddin conclut : Tintin et ses compagnons sont « bel et bien considérés comme des héros nationaux au Congo », rebaptisé Zaïre en 1971, où « de jeunes dessinateurs se sont mis à suivre la voie tracée par Hergé », dont Mongo Sisé (1948-2008) qui fut accueilli en 1980 à Bruxelles. Hergé confia, pendant un an, sa formation à son bras droit Bob De Moor. Si Tintin a, très brièvement, enseigné le calcul aux petits Africains, ceux-ci pourraient bien nous apprendre à lire, ou à relire l’album qui, selon son éditeur, reste « le plus populaire auprès des enfants et le plus célèbre en Afrique, particulièrement dans les pays francophones ».

 

Les noirs, dans Tintin au Congo, sont-ils de grands enfants ? Comme les Yankees ? Comme nous ? Comme Hergé et ses personnages ? Ceux qui, publicitaires ou politiques, romanciers, poètes, cinéastes, etc., simplifient leur langage pour le rendre « accessible au peuple », font exactement comme les colons inventant le parler « petit nègre » pour, croyaient-ils, être mieux compris. C’est en poussant ces « hi ! han ! » (« ça y en a… ») que, moins avisé qu’un âne ou qu’un renard, le prédateur apparaît dans le miroir de cette langue qu’il crée. Comme le léopard face à celui que lui tend Tintin, il s’enfuit en criant « Quelle horrible bête ! ».