Sirat d'Oliver Laxe par Michaël Moretti
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Mad Laxe : a good very bad trip
Sirat, « le chemin » ou « la voie » en arabe, c’est un hadith, des paroles attribuées au prophète, désignant un pont symbolique, « plus fin qu’un cheveu et plus tranchant qu’une épée », reliant l'enfer et le paradis, que les âmes doivent traverser après la mort le jour du Jugement dernier. Ce film est un « cri dans notre société qui refuse de voir la mort en face. ». Óliver Laxe, parlant huit langues, né à Paris de parents gardiens espagnols d’immeubles dans le 16e, est parti au Maroc, près d’un maître soufi, s’est implanté avec une travelleuse dans une palmeraie près d’Ouarzazate, après avoir été mannequin sans joie à Londres et suivi des études de communication audiovisuelle à Barcelone. Il est revenu à Os Ancares, le village de Galice où il a grandi, avec déclassement social vécu comme une blessure. La troisième guerre mondiale est évoquée. Dans un parcours d’apocalypse (Fata Morgana de Werner Herzog, 1971; Le salaire de la peur, Clouzot, 1953, et son remake, Le Convoi de la peur, Sorcerer, Bill Friedkin, 1977 pour la traversée du fleuve, les dangereux lacets montagneux, l’ensablement et, surtout, le voyage à haut risque de la fin; le magnifique et méconnu Oeil pour oeil d’André Cayatte, 1957 ; Point limite zéro, Vanishing Point, Sarafian, 1971 ; la saga Mad Max ; Koyaanisqatsi, la prophétie, Koyaanisqatsi, 1982, documentaire de Geoffrey Reggio, musique de Philip Glass ; La route, The Road, d’Hillcoat, 2009 - d’ailleurs Viggo a été envisagé pour Sirat - d’après le livre marquant, nettement plus réussi, de Cormac McCarthy) - dialogue : « C'est ça qu'on ressent quand c'est la fin du monde ? » « Ça fait longtemps que c'est la fin du monde. » -, la révélation est au bout du parcours, un rituel de mort pour connecter avec la vie – comme dans Gerry (Gus Van Sant, 2002). Le train est une métaphore récurrente du cinéma depuis ses débuts. Ce « cinéma de la cruauté » (H. Bazin qui se référait à Luis Buñuel, Alfred Hitchcock, Akira Kurosawa ou Carl Theodor Dreyer, auxquels Ducournau, Nicolas Winding Refn, Gaspar Noé, Coralie Fargeat, David Cronenberg, Paul Schrader se réfèrent) perd son énergie par des accumulations scénaristiques d’actions peu probables dans la longue séquence finale (le chien, Pipa, dont on ne sait comment il a réchappé du SUV, remplacé par des robots, a longtemps servi à dénicher les bombes), déjà entamée par un twist peu réaliste.
« Dansez, dansez sinon nous sommes perdus » martelait la chorégraphe et danseuse Pina Bausch. « Le processus créatif a débuté avec des images : des camions qui traversent le désert. Ça remonte à 2012, 2013. » explicite Laxe. Avec la procession des véhicules, on songe aux vers, Shai-Hulud ou Faiseur, dans Dune (D. Villeneuve, 2021, 2024) mais aussi au début de Shining (Kubrick, 1980) ! Les road-movies désenchantés du nouveau cinéma américain des années 1970 comme Easy Rider (Fonda-Hopper, 1969), Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, Monte Hellman, 1971 et la Chevrolet 1955) et Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970), mais aussi les films de Jodorowsky, d’accord : « Je pense que nous vivons un moment semblable aux années 1970. Une polarisation extrême, une société violente, un fort désir de spiritualité, l'usage des hallucinogènes dans les thérapies et l'extension de contre-cultures ».
Si ce n’est pas un film sur la culture des teufeurs et des travellers, le sujet est nettement abordé. Venus du monde de la rave, les acteurs non professionnels, remémorant L’Humanité de Dumont (1999), en font partie : Jade (Jade Oukid), Stephy (Stefania Gadda), Tonin (Tonin Janvier, il transforme, dans une scène drôle et déjà culte, applaudie à Cannes, son moignon de jambe manquante en marionnette pour chanter Le Déserteur de Boris Vian, chanson forte et indémodable), Bigui (Richard Bellamy, le pote de Laxe qui a perdu sa main lors d’une manifestation de gilets jaunes) et Josh (Joshua Liam Henderson). Deux éclopés, c’est beaucoup pour une « communion de cicatrices ». Un freak, un pirate, un punk, un ancien hippie, c’est l’archétype qui vire à la caricature. Le scénario étant étique, laxe et le dialogue étant minimal, on s’attache peu aux personnages, car le spectateur n’a pas le temps de les connaître et donc de s’identifier, à part Luis et son fils : « nous ne travaillons pas sur une dramaturgie classique, sur la psychologie des personnages, mais en terme d’énergies » (Positif n°775, septembre 2025). A partir d’une pellicule 16 millimètres pour obtenir plus de grains, les zooms sont lents, sur le paysage fordien, sur les enceintes (homme/machine), comme des monolithes kubrickiens ; beaucoup de plans-séquences avec ces personnages isolés dans les plans larges de paysages arides d’eastern, des raccords en fondu enchaîné à la Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, 1962, David Lean). Mais pourquoi ce format intermédiaire de 1:85 et non un 2:35 ?
Reste que l’ambiance free party dans le désert Teruel (Espagne) et la musique de Kangding Ray (David Letellier), auréolé du Cannes Soundtrack Award, issu de la scène berlinoise avec son Solens Arc (2014) sur le label Raster-Noton, où le morceau fleuve Amber Decay est remixé pour les premières minutes, et dont la BO sortira chez les Anglais Invada, est fidèle. Certes il y a l’esprit de solidarité, moins de hiérarchisation, une grande tolérance, mais ce qui me marqua, lors de mes longues années raves, c’est l’extrême individualisme, chacun ressent pour soi, certain.e.s., histrioniques, veulent sortir du lot, et, en même temps, un côté masse, collectif qui peut tendre vers la fusion mais aussi le totalitaire où la musique est imposée à des gens soumis. Toxicité (le LSD est abordé), apparences mais aussi communion, retour à l’essentiel, au fœtal, catharsis, purification, passage par les mouvements du corps. « Mon objectif, c'était de faire que le beat disparaisse progressivement et que la mélodie se dématérialise tout au long du film, de la même manière que le récit narratif entre en abstraction, de la même manière que le paysage devient de plus en plus un paysage intérieur, un paysage mental, un paysage sonore. » Personnage principal du film, avec le paysage, il participe de l’immersion totale, de l’expérience sensorielle. Il y a vibrations, y compris des sièges, du corps avec l’ampleur du son. « C'est pas fait pour entendre, c'est fait pour danser. », dit Jade : c’est ça, la musique techno.
Il s’agit plus d’une quête, le désert s’y prête, d’une perte de soi des survivants. Luis (Sergi López) retrouvera-t-il sa fille, Marina ? Le spectateur réalise vite que Laxe s’en fout, c’est un prétexte même si une fin ouverte est toujours bienvenue, comme dans Teorema de Pasolini (1968) : « Je n'ai pas tellement besoin de récits dans mes films. », c’est un peu le problème. « Il fallait dialoguer avec le cinéma populaire, avec l'ambition d'une grosse production. » déclare Laxe, posant ainsi le problème du film qui hésite entre deux pôles. C’est vrai qu’il existe un côté Le grand bleu (Besson, 1988) sauce sable dans désert : « j'ai voulu faire un cinéma jeune, pour attirer un public jeune. ». Un message ? « Le film est comme un massage qui agit à l'intérieur ». Mouais. Un peu idéaliste. Les genres mêlés - trop de choses - sont un peu un gloubi-boulga même si bien défini par le co-scénariste, le « philosophe » Santiago Fillol, sans perdre l’axe : « De même, le récit se dématérialise. On commence sur un documentaire, on va vers un film d’aventures, puis un drame, un survival. Et puis c’est le désert… » selon Laxe. Enfin, le côté donneur de leçons, oui la guerre, c’est mal, est irritant, ça soufi : « La vie ne te donne pas ce que tu cherches, elle te donne ce dont tu as besoin. ». Il semble prêt pour les sirènes américaines.
