Bardo, fausse chronique de quelques vérités par Michaël Moretti

Les Incitations

16 déc.
2022

Bardo, fausse chronique de quelques vérités par Michaël Moretti

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Cogite Bardo

 

Un choc rare

Bardo est un film total, un gros choc depuis 2001, l’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, Kubrick, 1968) : une expérience de vie. Comme le 8 ½ de Fellini (1963), il narre itou. « C’est la première fois que je m'essaye à un film sans structure », « C’est très difficile de faire un film qui n’a pas de centre gravitationnel. » déclare le mexicano-américain au tournant de sa vie et de sa carrière artistique. Daniel Gimenez Cacho (La Mauvaise éducation, La mala educación, P. Almodóvar, 2004, La Zona, La Zona, propriété privée, R. Plá, 2007 ; Blancanieves, P. Berger, 2012, Memoria, A. Weerasethakul, 2021) est le double d’Iñárritu comme Marcello l’était avec Fellini au point qu’Iñárritu souligne que, tout comme lui, l’acteur, qui s’approprie totalement son rôle, est marié depuis longtemps, a deux enfants. Inspiré par Buñuel et Borges (« Borges a toujours mélangé le temps et l’espace de manière labyrinthique. C’est la source d’inspiration pour moi. »), Iñárritu vous immerge totalement dans son univers grâce à de longs plans-séquence en grand angle, frisant le fish eye (65 mm, 2:39), en demandant à ce que « La lumière cloche grâce à Darius [Khondji] : c’est métaphysique. », une caméra légère, fluide tout en étant en mouvement, des plans soigneusement composés, et à un sound design hallucinant. Il s’y était déjà essayé avec un court-métrage en VR, Carne y arena (2017).

Taillé sur le vif

Bardo est du pur cinéma que tout le monde pourra voir sur grand écran Imax … sauf les français, au grand regret du réalisateur, pour raison, anachronique et absurde, de chronologie des médias. Vive le pays où le cinéma est né ! Essayant de financer ce film sur ses deniers personnels, deux vagues de Covid passant par là, il a dû se tourner vers Netflix, comme distributeur et non producteur, auquel il a soumis ses conditions. Le film durait initialement quatre heures. Suite à la projection à Venise où il avait à peine terminé le montage et les effets spéciaux, Iñárritu a coupé 22 minutes : « J’ai cherché une possibilité de synthèse. Avec les changements, j’ai pu rendre les scènes plus compactes et musclées. Je travaille jusqu’à ce que je ne puisse plus enlever. Il faut rendre plus pur, jusqu’à l’épure. ». Une séquence où le personnage principal se tape la discute avec un chauffeur de taxi à Mexico a été ajoutée. Le film fera donc plus de deux heures.

Un film « guacamole »

"Bardo" correspond, dans la philosophie bouddhiste tibétaine, à un état mental intermédiaire, qu’il est possible d’atteindre par la méditation, le rêve ou lors de la mort, quand l’âme se détache de l’enveloppe corporelle. Il s’agit ici des trois dernières minutes d’un journaliste mexicain venu recevoir son prix à Los Angeles. Selon Iñárritu, c’est un film « guacamole ». La figure dominante est le cercle comme la spirale de la mémoire labyrinthique : un appartement familial circulaire envahi de sable mexicain, l’éternel retour de la scène d’envol.

Souvenirs, souvenirs

« Il n’y a rien de mieux que la fiction pour raconter le réel. ». Au programme, ses souvenirs comme la disproportion dans la taille du personnage face à son père en géant, les liens familiaux avec sa femme et ses enfants, le bébé perdu qui rôde sous forme de minuscule être rejeté à la mer pendant que la famille y disperse les cendres du nouveau-né décédé, ses hantises, le passé comme le présent sur le plan personnel et historique, avec sa violence, ses discriminations et ses féminicides, l’identité (« trop américain pour les Mexicains et trop mexicain pour les Américains »), les références à la mythologie aztèque avec l’axolotl et le dieu du feu, le succès, la mortalité.

Politique

Le film est également politique : il critique l’impérialisme américain avec un discours sur la guerre américano-mexicaine (1846-1847), avec deux personnages discutant de la façon dont les États-Unis ont acquis la moitié du Mexique pour seulement 50 millions de pesos impliquant un complexe d’infériorité (« Quand tu es mexicain et que tu dis des choses, tu es prétentieux. »), il relate la bataille de Chapultepec, reconstituée avec son château, la guerre des classes, il pose des questions sur la nationalité, le protectionnisme (la scène de passage de la douane à l’aéroport de Los Angeles est marquante), la nature fabriquée de l’Histoire (la mise en abyme avec le film sur le conquistador Cortés sur une pyramide d’aztèques massacrés), d’un pays où disparaissent des milliers de gens, sur la relation de la télévision (l’invitation de l’ami Luis dans son show télévisé ; songeons à Ginger et Fred, Ginger e Fred, 1986 et Intervista, 1987 de Fellini) aux sponsors ou sur la méfiance envers les informations.

Rêve et sensations

Le film débute comme Birdman (2014) - un unique plan-séquence virtuose des coulisses d’un théâtre à l’univers mental d’un acteur sur le déclin : Iñárritu réussit, grâce à une scène de vol dans le désert, à nous faire revivre nos rêves, universels, d’envol. Normal, Bardo a été coécrit avec Nicolás Giacobone, avec qui il avait déjà collaboré sur Biutiful (2010). Une scène comique mais profonde, digne de la psychomagie de Jodorowsky : à la naissance, le retour du bébé, ne souhaitant pas vivre dans ce monde, dans l’utérus de sa mère. S’inspirant de Buñuel, « Un film est un rêve dirigé. », Iñárritu déclare « C’est une expérience sensorielle. Un rêve. ». Il ajoute : « La même histoire va prendre une tournure très différente selon le point de vue adopté. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la réalité d’une situation, mais la vérité qui se dessine à travers la superposition de ces points de vue. ».

Let’s dance !

L’ancien DJ de radio, nous agrémente, lors d’une scène de fête, d’un Let’s dance de Bowie a capella – sans doute pas la meilleure période du musicien. C’est la foule fellinienne. Mon moment préféré est un court passage dans une rue de Mexico où vous traversez une synthèse de la vie mexicaine avec les bruits et les odeurs qui vous envahissent. Ce serait une sensation réussie d’un voyage touristique, c’est ici le parcours d’une vie dont se dégage un sentiment de nécessité vitale.