Fétichisme généralisé par François Huglo

Les Incitations

3 déc.
2025

Fétichisme généralisé par François Huglo

 

Une lecture pas très catholique d’Hergé

 

 

 

 

 

            « L’objet, c’est la poétique » (Ponge), d’abord parce que l’objet, c’est le fétiche. Objet : ce qui est jeté devant nos yeux, en travers de notre vision, jeté en pâture à nos désirs, bouchant le trou (aveugle, aveuglant) du soleil, celui de Dieu. Christian Prigent, dans Zapp & zipp : « Dieu est-il autre chose qu’un nom posé sur le trou par où fuit l’effort pour représenter ce qui, rétif à la nomination, implore d’autant plus qu’on le nomme. Qui n’a l’intuition qu’il y a un au-delà de la nomination humaine : le trou d’un réel innommable ? Dieu : nom écrit sur le bouchon qu’on y met quand il effraierait trop ». Les monothéismes n’ont cessé de renverser les idoles, de refouler les fétiches, qui n’ont cessé de faire retour : le nom de Dieu, le Livre, les Écritures, et temples cathédrales, fresques, statues, reliques, motets, cantates. Hergé, aux prises avec le visible (dans la BD, l’écriture elle-même est dessinée), a connu le totémisme scout. Il fut Renard curieux. On l’imagine coiffé du chef de l’animal rusé, comme Haddock de celui de la vache ou Julien Blaine, le « chamâne », l’ « ânartiste », de celui de l’âne. Renard si curieux qu’il est sorti de l’ombre peu fleurie des soutanes pour aller voir ailleurs, découvrir le fétichisme africain (Tintin au Congo), le totémisme amérindien (Tintin en Amérique), et suivre jusque chez les Incas l’aventure des poupées vaudous (Les sept boules de cristal, Le temple du soleil). Mallarmé voulait « faire de la musique avec sa douleur ». Car « Tout a lieu au cœur du drame spécifiquement humain de la médiation » (Christian Prigent, o.c.). Tout medium est un fétiche.

 

            Toute addiction est un fétichisme. L’objet (du désir), c’est le produit. Qu’importe l’ivresse, pourvu qu’on ait le flacon, lui-même fétichisé par le rituel qui l’entoure. Il y a chez Hergé un répertoire des addictions (cocaïne, opium, alcool, passions diverses) comme chez Sade un répertoire des obscurs objets, moins possibles qu’imaginables, du désir, en particulier le corps morcelé, que les poètes ont découpé en blasons, et ce qui en choit, ce qui le touche ou l’évoque, fétichisme présent jusque dans La princesse de Clèves : le portrait, le ruban. Le produit nous renvoie au monde de la marchandise, figuré par le senhor Oliveira da Figueira, « le-blanc-qui-vend-tout » (Les cigares du pharaon, p.14), parce qu’il captive son auditoire (Tintin au pays de l’or noir, p.48). Ami de Tintin et d’Haddock, il est l’homme du fétichisme de la marchandise, visiblement plus riche, moins abstrait, que les fétichismes de la monnaie (les faux billets dans L’île noire), et de l’or, des pierres précieuses, objets d’une chasse au trésor. Moins abstrait aussi que les spéculations des assurances vendues par Séraphin Lampion. La Licorne est un fétiche pour le collectionneur (M. Sakharine), le trésor de Rackham le rouge en est un autre. Il y a du Marx chez Hergé, comme il y a du Freud. Le Capital thésaurisé par le pirate (accumulation primitive ?) deviendra un bien immobilier : Moulinsart (rien à voir avec le château des 120 journées), maison de poupées non pas vaudous, pas non plus entassées parmi d’autres objets dans le bric à brac souterrain des frères Loiseau (autre accumulation), mais personnages principaux d’un théâtre qui s’étendra à celui du monde. Le trésor ne contenait pas les bijoux de la Castafiore qui, dans cette maison, n’a fait que passer, en (bruyant) courant d’air.,

 

            Le trésor n’est pas le diamant caché dans un fétiche qui, reproductible à l’infini, perd toute aura (L’oreille cassée). C’est le désir qui fait l’aura, sacralise le fétiche. La vérité passe par le medium : voix enregistrée, image filmée, qui montrent ceux qui le profanent : le sorcier et son complice (Tintin au Congo, pp.26-27). Intronisé par les Pygmées, Milou devient un totem en chair et en os (p.50). Il retrouvera la position assise dans Les cigares du pharaon, p.49, pour être sacrifié à « Sivah-le-destructeur », et dans Le lotus bleu, p.19, pour « trouver la voie » quand Didi lui aura coupé la tête. L’idole peut exiger des sacrifices, ou devenir bouc émissaire. Milou, avatar de l’agneau de Dieu ? Il y a du René Girard chez Hergé.

 

            La tête et les ailes du pélican font du sceptre d’Ottokar une sorte de totem, celui du pouvoir fétichisé. Dérober ce symbole accessoirement phallique est un jeu d’enfant : un petit canon à ressort suffit. Tintin le restitue à son propriétaire, et comme son maïtre, Milou respecte son sur-moi (Tintin). Mais l’os que rongent le roi, sa cour, et ses rivaux, le tente moins qu’un vrai (p. 58, case 3). Comme le signe de Kih-Oskh dans Les cigares du pharaon et le sceau où apparaît le pélican royal dans Le sceptre d’Ottokar, les pinces d’or inscrivent un pouvoir, d’abord sur des boîtes de crabe (on verra qu’elles contiennent de l’opium), puis sous forme de bijou autour du cou du chef des trafiquants, Omar (sic) Ben Salaad. Au pélican et au crabe, il faut peut-être ajouter l’araignée qui s’inscrit sur l’étoile mystérieuse, dans la lunette de « l’Observatoire », puis sur le parchemin de Philippulus le prophète annonçant le châtiment. La fusée lunaire serait-elle le sceptre de Tournesol, que le Capitaine traite de zouave peut-être en songeant à la culotte ? Une puissance étrangère tente de s’en emparer, comme c’était le cas pour l’aérolithe dans L’étoile mystérieuse et pour l’emblème royal dans Le sceptre d’Ottokar. Dans L’affaire Tournesol, l’objet du même désir coupable sera le microfilm que Tryphon croira dissimuler dans son parapluie, alors qu’il l’avait oublié sur sa table de nuit. La lettre volée d’Edgar Poe, en quelque sorte. Dans Coke en stock, la coke des Cigares du pharaon devient le coke des trafiquants de chair humaine et d’avions de guerre. Dans Tintin au Tibet, le fétiche est l’écharpe de Tchang : signe de vie, ou relique s’il est mort, dans un paysage de mort. Mais c’est d’abord le nom de Tchang, crié par Tintin au cours d’un rêve « hallucinant de vérité ». Aux Savonarole, aux vandales, aux Talibans, tous mortifères, Hergé oppose le fétiche comme talisman.

 

            Pierre Molinier, nous dit Jacques Donguy (De Jeff Golysceff à Stelarc) « vivait avec son double (son fétiche), la grande poupée fabriquée à partir du moulage de son propre corps ». Hergé vivait avec ses doubles, chacun de ses personnages, en particulier Tintin et Haddock qui se déguisent en femmes (voilées) dans Coke en stock, pp.24-25. Dans L’affaire Tournesol, ils se déguisent en hommes, mais tirent leurs costumes de la penderie de la Castafiore. Donguy cite Deleuze : « La différence des sexes est désavouée par le pervers, au profit d’un monde androgyne des doubles » Thierry Agullo, principal modèle de Pierre Molinier, a collectionné, entre autres objets, des portefeuilles. Comme Aristide Filoselle qui, dans Le secret de la Licorne (sale petit secret ?) affirme : « C’est une collection unique en son genre ». Parfaitement innocente, pourrait-il ajouter, car elle ignore les cartes, billets, et parchemins qu’elle porte, les trésors qu’ils promettent. De même, pour le collectionneur d’albums, Tintin est innocent. Car il n’est pas un héros, un modèle, un portefeuille bien rembourré de valeurs sûres, mais un fétiche.

 

            Un monde sans fétiches, un monde sans objets, ressemblerait au paysage lunaire ou à celui, blanc, du Tibet, autour d’un avion échoué (autre fétiche, autre symbole phallique). Philippe Boutibonnes , dans De la fumée, de la cendre (L’Ollave, 2025), s’attache à l’autre de l’objet, qui est aussi l’autre du nom.  Fumée, cendre, n’ont « de place dans aucune taxinomie » Assigné « à l’indistinction », l’objet « informe » est destitué « de ses attributs ». Marc Wetzel, dans sa recension sur Sitaudis, commente : « ce qui est perdu dans la cendre est le matricule des chairs ». Sans « aucun archivage des corps ». Car « avec le temps, le feu s’éteint, la fumée disparaît, la cendre se disperse ». Le temps n’est retrouvé que via des fétiches. Que nos corps brûlent, s’ils sont éteints ! Mais ne brûlons pas —ne cancellons pas—  nos livres, nos albums, nos fétiches.