AVIS D'ARTISTE (4) par Richard Monnier
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Lichtenberg mal dans sa langue.
" Dans la langue allemande, cela empêche de mettre l'accent sur les choses d'avoir tant de mots descriptifs du genre Hand-Tuch [serviette], Bett-Tuch [drap], Schnumpf-Tuch [mouchoir] etc. [...] quand je parle de deux encoches sur le bâton de comptage, cela sonnerait beaucoup mieux, si au lieu de Kerbholz [Kerb : encoche; Holz : bois], on disposait d'un autre mot " J 391 (c'est moi qui souligne)
Je connaissais déjà un Lichtenberg pratiquant l'auto-dérision et l'auto-critique à propos des mœurs et de la culture allemandes. Mais dans la citation ci-dessus, il remet en cause sa propre langue et qui plus est, une caractéristique de l'allemand que lui envient les français germanophones, à savoir la possibilité de composer des mots qui permettent de comprendre leur formation et ainsi d'en mieux saisir le sens. Cette note me trouble d'autant plus qu'elle est contemporaine de la Méthode de Nomenclature Chimique de Lavoisier et ses collègues (1887), qui justement se distingue par la mise en place de nouveaux noms composés à partir d'un radical. Plus exactement des " substantifs génériques" comme les nomme Bernadette Bensaude-Vincent dans l'introduction des éditions du Seuil de la Méthode de Nomenclature Chimique. Les noms composés suivant cette méthode permettent de signifier le principe commun à certains éléments (les acides par exemple), puis le principe propre à chaque élément composé (acide vitriolique, acide sulfureux) et enfin les proportions de la composition en variant le suffixe (acide sulfureux, acide sulfurique).
Dans ce moment charnière de l'histoire de l'Europe où les chimistes français font un effort pour se plier à un usage rigoureux de la langue (afin d'écarter le vocabulaire fantaisiste des alchimistes), un physicien allemand qui a été le premier à avoir créé un laboratoire dans une université où il enseignait, et qui accordait une grande importance au fait expérimental, va résister à la nouvelle nomenclature élaborée par le "Le club des Jacobins antiphlogistiques" comme il les appelle.
"Les hypothèses sont des expertises, les nomenclatures sont des décrets" K 20
Lichtenberg, le professeur soucieux de pédagogie, aurait pu au moins reconnaître une des motivations des chimistes français qui désiraient rendre accessible une science réservée jusqu'ici à des spécialistes dont les recettes étaient protégées sous des noms mystérieux : " L'esprit de sel dulcifié ", le " lilium de Paracelse ", " l'esprit de Gayac ". Voilà des noms qui "sonnent" mais ils ne permettent pas de reconstituer l'élément considéré (à la toute fin de sa vie seulement, Lichtenberg va céder à l'usage des noms nouveaux, et encore, en les plaçant entre parenthèses après l'ancien nom.) En fait, ni la terminologie des alchimistes qui se réfèrent à des expériences trop secrètes, ni la nouvelle nomenclature qui classe les éléments dans un cadre trop normatif ne peuvent s'accorder à l'envie qu'il a manifestée très tôt :
"Je trouvais le langage familial un peu trop lisse [zu plan], il me manquait ici ou là des adjectifs et je me sentais comblé lorsque j'en trouvais, surtout ceux que j'avais inventés moi- même. " B 312
"Donner un autre nom à la chose, mais qui lui convienne sous un autre rapport, et tirer ensuite les conclusions [...]" J 1264.
"Comment redire à neuf cette chose mille fois dite ?" MH 43
La résistance à la Méthode de Nomenclature manifestée par Lichtenberg ne se situerait plus alors sur le terrain des sciences mais sur le terrain, plus général, du langage. Il avait conscience que le langage commun imposait ses limites à nos pensées, qu'il fallait reconsidérer même les choses qui semblaient acquises. En cette fin de XVIIIe siècle, pendant que les chimistes français allaient chercher dans les racines du Grec des mots qui s'imposaient avec toute l'autorité de l'antiquité, et que des érudits allemands dont il s'est moqué dans un pamphlet, se chamaillaient sur des difficultés de phonétique grecque, Lichtenberg va se distinguer quant au choix des moyens utilisés pour renouveler ses moyens d'expression. Plutôt que de chercher à ressusciter une langue morte, il a voulu revivifier les éléments constitutifs de sa propre langue, en mettant l'accent sur leur qualité sonore par exemple :
"On pourrait placer 5 personnes de telle manière que la première dise u, la seconde o, et ainsi de suite, i, e, a, puis, une sixième qui entendrait prononcer a, e, i, o, u" A 188
"Manna, Hannah, Osianna" J 1216 . Une déclaration ? Une chanson ? Étienne Barilier, le traducteur, signale que Hannah serait le prénom d'une des servantes de Lichtenberg.
"Politzei, Polzei, Plotzei, Platzei, Platzerei, Plackerei." B 357 Cet exercice, cette sorte de variation sonore peut déjà s'entendre comme l'Ursonate de l'artiste dadaïste Kurt Schwitters.
"Da träumt und reimt und räumt er" J 1239 que je traduirais par :
Il rêve, rime et dérive.
Parallèlement à ces jeux de langage qui traversent de part en part les Brouillons, son inquiétude quant à la validité de sa langue le pousse à corriger certains mots qu'il juge mal construits, il va même jusqu'à recenser les erreurs de langage de ses domestiques. On peut voir là une obsession maladive qui se complait à relever des fautes, on mesure alors les efforts qu'a dû faire Lichtenberg, fils de pasteur, pour que le langage devienne un moyen d'éveiller les sens :
"Un cœur d'interjections, cela aurait fière allure, s'il était chanté par de belles filles au cheveux défaits." Mat 216
Cette note me fait penser à l'artiste Gill Wolmann qui se situait dans la mouvance lettriste et dont un des enregistrements consistait à roter l'alphabet. Ici, Lichtenberg érotise la langue. Sa proposition radicale répond à un caractère propre au XVIIIe siècle que les avant-gardes du XXe ont souvent négligé, la recherche de la volupté.
"Dans la vie courante, on appelle souvent l'épilepsie le "mal-être". Quel serait alors le "bon- être" ? Proposition : donner ce nom aux secousses épileptiques du paroxysme qui couronne l'amour." L274
Manifestement, Lichtenberg avait trouvé le moyen d'oublier momentanément qu'il se reconnaissait hypocondriaque.
"Notre "tant bien que mal" est bien mauvais. On ne peut différencier le mal du bien dans "tant bien que mal". Mat 1129
Ici Lichtenberg semble encore pointer un défaut dans une expression courante, mais à y regarder de plus près, cette formule pourrait le concerner personnellement. La remise en cause de sa langue l'a occupé toute sa vie, au fil des années, elle est devenue une pratique familière, et pourvu qu'elle satisfasse son esprit critique, il s'y est finalement installé. Il s'est nourri des fautes qu'il déplorait. Il s'est réjoui des écarts qu'elles produisaient. Ainsi le titre de ce texte aurait pu être :
Lichtenberg bien mal dans sa langue.
Je rends une nouvelle fois hommage à Étienne Barilier, traducteur des Brouillons.
