Le milieu culturel, l'inverse par Thomas Dunoyer de Segonzac

Les Incitations

5 déc.
2025

Le milieu culturel, l'inverse par Thomas Dunoyer de Segonzac

 

 

Le langage s'en sert comme d'une menace. Il est balèze avec ses grandes mains. Il se lève, et c'est comme une épée de Damoclès. L'institution qui fait une grande ombre. Il y a partout des promotions dans notre cité vaporeuse, des codes sur les murs, un fusil peint. Les écrivains du point de deal sont du côté des mots codés, vie de bureau, ça ressemble donc à de l'électricité culturelle mais en fait ce sont des décharges d'électricité de fascistes leur façon d'écrire sur les murs, des ingénieurs de l'âme. Comme on se retrouve.

 

Les éloges de Fidel C deux fois de suite entendues ces dernières semaines j'ai cru que je m'étais endormi et que je cauchemardais dans le métro. Ça me laisse figé. J'ai repensé à un marteau de taulard tout au sud de Cuba, à une hallucination d'uniformes il y a quinze ans. De la police, de la bière et de la merde à perte de vue. Elle peut montrer quelque chose qui fait illusion : avec la langue, la bouche ne se sent pas menacée et quelque chose fond extrêmement brutalement. Elle me montre sa colère, en m'empêchant complètement d'être clair (il y a un travail physique assez pénible, à Roissy, de ma tête : à l'aéroport, mes neurones volent). Je dors enfin, c'était un mauvais rêve. L'immensité des tables de nouveauté dans les librairies du centre de Paris. Les contrôleurs se précipitent dans la rame du tramway, ils s'infiltrent partout à la vitesse de l'eau dans un bateau qui coule, comme du vomi qui s'enfonce dans de la moquette. Et tout de suite les menaces, les insultes sourdes, les mots mangés. La journée commence à peine.

 

Je dérive et je rêve d'annulation (« Je dérive et je rêve de pillage », Celan je crois). Parler ne sert à rien, je fais le tour de toutes les petites opérations parlées dans la journée. Je vais voir mon responsable en Angleterre au carré du grand bâtiment, et je me dédis. En rêve j'aimerai complètement recommencer, en commençant par me dédire à chaque niveau des bureaux de la boîte. Y-a-t-il un autre sujet ? En regardant, je me demande s'il y a des façons de se laisser dépérir au travail qui sont des annulations (c'est comme quand le vigile repasse le produit acheté pour qu'il arrête de sonner.) En plein désespoir professionnel je chante dans ma tête pendant une heure entière (Daniel Johnston), c'est imperceptible et ça m'imperméabilise dans un sens, mais pas dans l'autre.

 

J'insiste : dans un sens, pas dans l'autre. Dans le monde de l'argent, on garde tout le temps les mots à l'intérieur et ça pourrit car ce n'est pas exprimé bien sûr. Blake disait aussi qu'il fallait trembler avant de commencer quoi que ce soit, et je ne m'en remets pas. Précisément, Blake discutant avec Samuel Palmer (et cité par Marion Milner dans L'inconscient et la peinture) :

« Comme il disait les commencer dans la peur et en tremblant, je lui dis : Oh ! Pour ce qui est d'avoir peur et de trembler, j'ai ce qu'il faut. »

« En ce cas, dit-il, vous-y arriverez. »

 

La très bonne capacité de symbolisation des chats, des rats, des oiseaux complètement silencieux. La langue commune est tordue, elle se sert de ses deux enfants, et aussi de son mari. J'essaye de réfléchir à comment faire fondre mon immense découvert en vain. Les rats sont géants ici, presque des chiens, quand il pleut on marche sur des planches. Ce qui m'étonne c'est le silence.

 

Du côté de la menace, elle joue dans les discussions, mais en fait elle aussi elle est menacée. À comment faire fondre les phrases. C'est une spirale. Le pétainisme est absolument partout,

il colore chaque petite lecture merdique et jusqu'à la cime des arbres. Pas du tout des conneries intellos de gauche à la Badiou etc, mais vraiment de manière très concrète et littérale, jusque dans les canalisations et le silence. La vieille gueule de borgne nazi. Ce fantasme du langage totalement centré sur un sujet dirigé vers un objet. Il faut désinfecter les chiottes, pas hésiter à mettre du produit virucide sans rinçage : je me demande si c'est bon ça, ça doit être agressif quand même pour les peaux des kids.. Le milieu culturel ne veut presque jamais s'annuler, il pousse comme un feu, par bonds, et canalise tout, ça me désespère la similitude avec le travail réel de la police. Un signalement doit partir. Un courrier partira avec un rendez-vous. Ce jeune garçon de 19 ans fait peur. Il incarne quelque chose. A l'inverse il faudrait réussir à changer notre langage en un glaçon (fait pour fondre dans la bouche). Est-ce une carence de soins ? Est-ce que j'ai une carie dans ma bouche imaginaire ?

 

Il y a quand même des lacunes : il est là, puis plus, est-ce que c'est un oubli ? De temps en temps un petit coup. Grande connaissance des animaux (c'est moins présent). Il y a tout un tas de rapport à l'écriture et aux fiches, qui permettent d'encadrer un peu la merde de nos relations de milieu. Paradoxalement. C'est au détail. C'est comme s'il y avait eu grand incendie. Il y a beaucoup trop de mauvaises raisons pour écrire et parler. C'est encadré.

 

Bien pensé. Les logiques de milieu et de champs. C'est compliqué dans le groupe, c'est attachant,

terrible. Encadrez-moi bien je n'y arrive pas tout seul. J'ai beaucoup râlé la semaine dernière à un lancement de livres, tout le monde était tellement silencieux, j'ai cru que j'étoufferai. Au milieu des animaux, les oiseaux parlent beaucoup et bien. On manque collectivement d'empathie. On peut se sentir complètement transparent : face à face.

 

Gueuler il faut le faire : une scène de harcèlement dans la vie d'un jeune devant notre porte lundi dernier. Cette dame qui surgit et qui hurle, c'est une intervention miraculeuse. Elle hurle « Mais vous lui voulez quoi ? Hein, vous lui voulez quoi ? ». Elle fait, pour paraphraser La Bruyère : elle doit le faire, alors elle fait et c'est ce qu'il fallait faire. C'est toute la question de la structure de la langue (par où on accroche).