À propos de : poésie, politique, vol par Thomas Dunoyer de Segonzac
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Le plus loin possible du baratin de la culture, de la sélection, j'ai comme toi un truc dans la bouche, ma langue qui ne s'arrête jamais de bouger, et qui pousse très fort. Qui sent régulièrement mauvais, comme passent les heures et reviennent les saisons. Et puis je brosse, je rince. Je siffle par le sommet de la tête, le paysage défile. Les deux jeunes, vulgaires avec passion, qui hurlent dans le tram, ne m'ont pas quitté dans la tête. Hypnotisé. Les ongles, les cris, l'œil abruti mais certainement n'est-ce qu'un déguisement et les profs qui peuvent s'enfoncer sous terre. Les signes gravés sur nos langues à venir. Il faut lire. Il faut aller contre sa propre sensibilité pour aimer très fort des choses très étranges. Je, f, du gr.
Et je ne fais pas que ça, je f, aussi du m. Je me truffe la tête de pages disparates pour tenir. Je lis de tout, les bouts de mots codés dessinés par les dealers sur le mur, les promotions délirantes de l'armurerie d'Ivry sur des grands papiers fluos. À propos de lecture, m'ont ébloui les dernières pages de ZA, d'Emilien Chesnot : « 0. Au-delà d'un certain temps passé à pratiquer cette méthode, il se forgea un nouvel outil de lecture : le champ optique plat, dénué de tout foyer intellectuel actif, sorte d'all-over visuel pur appliqué tel quel aux pages. Il voyait qu'il voyait, rien de plus : cela l'aidait à faire échapper sa « lecture » à la captation par les institutions du sens. (…)
6. Tout au long du processus, il a pensé presque sans discontinuer à la personne qu'il aime. Mais le résultat n'est pas tout à fait un livre d'amour. Le résultat, c'est qu'au défaut d'intention, de propos, de continuité de forme dans les poèmes que sa lecture a produits, il a substitué son propre défaut. Il s'est presque retiré, et sa présence à elle n'est pas mieux assurée. Le livre le dit parfois. Que reste-t-il alors ? On pourrait simplement dire qu'il reste, entre ces deux absences, une écriture. Une écriture qui, cellulairement ou dans sa totalité, son mouvement, tombe amoureuse. »
Je suis en train de lire le vivant livre de Sean Bonney, Tout un chacun une arme. Je reste complètement à l'extérieur, mais je n'ai à en dire que du bien. Je vous conseille de le lire, pour vous faire votre opinion, ou pour le plaisir ne serait-ce que pour ces phrases : « Parfois, mon vocabulaire me met mal à l'aise. » « Pourrait-on réellement parvenir à une connaissance de la poésie par l'étude de la salive des chiens ? La mer d'hydrogène métallique a des dizaines de milliers de kilomètres de profondeur. » « A vendre. Des gens au sommet, toute catégorie confondues. Mâcher des poux, sucer des poux, poux-volatiles. »
Est-ce que j'ai besoin d'être en connivence pour m'intéresser ? Pas besoin. On n'est pas entre nous, n'est-ce pas, on ne forme pas une sorte de petite famille radicale. Il faudrait essayer d'expulser la connivence dans le grand vide de l'espace par ouverture de la porte ! Certaines lectures aident à cet exercice de santé personnelle, à quoi ça tient. Projeté dans le vide de l'espace. Je part à toute vitesse à la fin des événements, comme un pétard, pour ne pas entendre la voix de l'ordre traverser toutes les têtes sans aucune modification en profondeur. Cocaïne à l'étage de la librairie, sentiment de supériorité et tapes dans le dos font bon ménage. Je pense pour citer de mémoire la momie pourrie de la place Rouge que l'échec sanctionne la stupidité. Mon milieu étouffe, et il étouffe.
Poésie, politique, vol. La marche les yeux fermés dont parlait Péret, c'est l'image qui me vient à chaque fois que je lis Le déshonneur des poètes. Que je marche les yeux fermés, faut sentir les arbres venir avec les mains en avant, ne pas ronronner. Dans un registre différent Bonney parle une langue qui m'est complètement étrangère en un sens, je suis si loin de lui, il trouve encore aux phrases une fonction, d'une manière ou d'une autre. Il fait du montage, donc il monte à cheval : et quand on monte aujourd'hui c'est qu'on a au moins une monture, c'est étrange de vouloir aller vite quelque part. (Il faut avoir quelque chose à acheter comme on dit). Mais ça grouille quand même quelque part dans ce qui sort de lui, ça bouge dedans.
Parti comme ça je dois dire que j'ai souvent plus, ou mieux l'impression de lire avec des inconnues
que dans les étalages de librairies. J'écoute les voix au PMU « Le Triomphe ». Je laisse causer les kids. Les belles formules de mon voisin en arrêt. Les phrases terribles de ma mère. Il y a des langues qui fondent, d'autres qui poussent. Bien sûr que je me réjouis du vol des bijoux de la couronne, bien sûr, je pousse des cris d'allégresse à l'intérieur de moi depuis deux jours. J'ulule de bonheur quand je les imagines brisés dans le caniveau ou en train d'être démontés puis fourgués pour rien. C'est comme un paquet de phrases dessinées dans la Seine par des rats en train de nager (où les bijoux ont peut-être fini ? Tant mieux pour les poissons, tant pis pour les ordures). Je leur souhaite de tout mon cœur de fondre ou de couler, ces trophées de la barbarie la plus répugnante, ce ne sont évidemment même pas des tas de merde.
La merde de n'importe qui est bien meilleure au goût que les bijoux dont a choisi de s'orner il y a un siècle et demi la progéniture dégénérée du gnome impérial. Je pense à un coin de rue vers Arts et Métiers, à cet angle de bâtiment municipal qu'une vieille passante me montra un jour en me criant qu'elle y avait vu des nazis français se faire fusiller en août 44. Son ton de vieille policière populaire encore un peu écumante néanmoins m'avait glacé, me glace encore. Mais voilà ce qui s'associe dans ma tête à ces bijoux. Et bien sûr ça se mélange avec Péret, avec Bonney à un autre niveau de l'onde.
La tempête Benjamin arrive, disent les journaux. C'est un étrange hasard, j'étais en train de lire, relire doucement un des petits textes de Walter Benjamin pour me donner du courage ce soir. Souvent je me demande : pourquoi je suis allumé par quelque chose. Rarement. N'est-ce à l'arrivée qu'une sombre histoire de distinction ? Où on en est de la politisation de l'art VS l'esthétisation de la politique ? Hé bien ça avait mal commencé et ça continue mal, je fais du gras, de l'italique, de plus en plus de gens autour de moi m'inquiètent. Je vois la grande lumière de l'ordre traverser de plus en plus de têtes, intransformée, inaltérée. C'est trop silencieux. Les visages se déforment, comme dans un cauchemar que je faisais enfant sur fond de défonce généralisée, un dessin animé qui s'accélère et les visages qui s'écrasent sous les coups de crayons et tombent.
