Deux lectures inactuelles par Thomas Dunoyer de Segonzac

Les Incitations

1 oct.
2025

Deux lectures inactuelles par Thomas Dunoyer de Segonzac

 

Un des grands charmes de de Chazal, c'est qu'on est tenu à salubre distance par ses faiblesses. Il sent.

 

Voilà, je préfère vous le dire d'emblée, pour lire La Parole1 de Malcolm de Chazal il faut faire un effort désaxant, et parfois se boucher le nez. C'est comme goûter un fromage terriblement fort, un tofu puant. C'est très génial. Il faut passer outre une suspicion au goût fort en bouche et qui ne reste longtemps : tout le côté rose-croix moisi, la bondieuserie des Lettres Majuscules et des Poètes Elus, tout ce qui sort tout puant de la cuisse théosophique de Blavastky et consorts. Il faut se jeter dans la vague malgré tout.

 

C'est comme se lancer dans un quartier qui pue mais regorge de merveilles, un quartier de tanneurs, d'usines à fermentation, de poulaillers ou de vieilles fleurs.

 

Je dis, le résultat de l'expérience est merveilleux, je le pense. Ça me traverse la tête comme Spinoza, ce qu'il dit : que la pensée peut être retournée dans une expérience. « La fleur devenait une fleur-fée. Cet événement correspond à la pomme de Newton, c'est-à-dire au moment où toute la vie d'un homme, toute sa pensée est retournée dans une expérience. » (L'Homme et la Connaissance, cité p.10 en introduction de La Parole). Le jour où les fleurs ont commencé à parler à de Chazal, quelque chose dans son rapport à sa langue a changé de manière très radicale. Ce n'est pas juste que les mots viennent à lui depuis des sources inhabituelles (les fleurs, les pierres, etc), c'est que la perception de cette soudaine augmentation du volume de langue parlée dans la réalité (comme une crue soudaine du Nil, pour reprendre l'image de Benjamin sur Proust) lui fait revenir la langue dans la langue.

 

Ça lui retourne la pensée vers le dedans, dans les organes internes.

 

La dictée poétique par les fleurs, par des fleurs qui ont des yeux (« ...tout m'était dicté »), gagne bien sûr à être comparée à la dictée martienne que Jack Spicer a longuement et intensément décrit durant ses Trois leçons de poétique2.

 

Comparez par exemple cette citation de Spicer : « Le Martien dit, bon, faut que je rentre dans cette putain de boîte, qui fait quatorze vers de haut, et faut que je rime ici, là, et encore là. Il faut que j'adapte mon corps à ça et à ça, et ainsi de suite. Un truc qui est bien, dit le Martien, c'est que le poète, contraint qu'il est par ces rimes, ne pourra pas mettre beaucoup de ce qu'il aurait aimé y mettre. » (p.46) Et ça chez Chazal : « Je ne crée rien. Simple greffier, je n'interprète pas, je décris. Je ne suis qu'un cinématographe de l'invisible. » (p.13)

 

On peut se sentir gonfler d'idées rien qu'à lire ces phrases de l'un, puis les phrases de l'autre.

 

Je trouve d'ailleurs que ce que Spicer dit de Blake, on peut le dire très bien de de Chazal, on pourrait aussi d'ailleurs le dire (mais avec plus de douceur) de Saint-Pol-Roux (rien à voir, enfin bon, mais ce serait amusant de comparer les dates de naissances de tout ce beau monde, pour une partie d'entre eux je suis sûr que ça ne tombe pas loin). Je cite de nouveau Spicer, dialoguant avec le public en 1965 :

 

« - Jack, pourrais-tu revenir en arrière ? Blake était à l'évidence un fameux récepteur.

·       Ouais, sauf quand il a décidé qu'il était un fameux récepteur, et alors il s'est mis à écrire ces foutus livres prophétiques que j'ai lus deux ou trois fois et dans lesquels je ne trouve pas la moindre trace de poésie. Moi je peux faire de la poésie une fois de temps en temps, la voir venir. Mais quand Blake a été convaincu que les anges s'adressaient à lui, ils ont cessé. Peut-être que là Blake m'échappe, mais Dieu sait que j'ai essayé. On se lève et on commence le foutu cirque, avec le glou-glou des anges, et les anges-ci et les anges-ça, et c'est un fleuve de lumières, et le machin brille dans le machin ou autre. Je suis certain de pouvoir composer un livre prophétique de Blake avec un ordinateur un peu programmé à cet effet.3 »

 

Dans ses meilleurs moments Chazal est une fleur parmi les fleurs, il parle aux roches, à la montagne, sa bouche c'est la chrysalide et la sève. « Et une Gigantesque Métaphore livre tout, et ce sont les lois d'attirances infinies, imbornées, et dont l'homme a le secret en lui-même par le fait que son corps n'est que le sens de la face donné plus bas, traits pour traits, en d'autres tonalités, modulés dans un autre monde. » (p.58)

 

Il n'y a que des différences de fréquence, des niveaux sur la bande.

 

Je garde 30%, je retranche encore ce que sent trop fort l'encens, je garde 20% du livre.

 

Réduction dans poêle très chaude, son gloubi-boulga du Grande Poète à la Parole Sacrée et tout le tralala s'évapore : « La connaissance s'obtient par un acte de sortir (…) Cet acte de surgissement implique l'holocauste de tout abstrait, de l'abstrait apporté par l'accumulation héréditaire et acquise des mythes, en corps d'occlusion et de cécité de la conscience, et dont l'origine même est l'introspection, péché du refoulement. » (p.65) 

 

Et un peu plus loin : « Ainsi pour guérir la conscience de l'homme de ses mythes (…) un seul geste suffit, l'acte poétique vivant, la projection de conscience, qui défoule les mythes en pleine lumière, les éclate et les dissout, et l'être est libéré par opération d'amour. » (p.66)

 

Les nuages élus s'écartent, soudain lumière, et le machin brille dans le machin ou autre... Pas trop. Ça explose. L'usage de de Chazal, c'est une pensée qui se retourne dedans. C'est un étrange langage d'initié fanatique qui se retourne et mord la main de son maître.

 

 

1La Parole, éditions Arfuyen, 2025

2Trois leçons de poétique, ed. Théâtre Typographique, 2013. Transcrites par P. Gizzi, traduction B. Rival

3JS, ibid, p. 43

Le commentaire de sitaudis.fr

Malcolm de Chazal-"La Parole"
Éditions Arfuyen, 2025
96 p.
14 €


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Jack Spicer-"Trois leçons de poétique"
Théâtre Typographique, 2013
192 p.
23 €

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