Lettre à Heptanes Fraxion... par Jean-Pascal Dubost
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... au sujet de Et les gens continuent de tomber avec la nuit
Paimpont, le 24 novembre 2025
Cher Heptanes,
C’est à la lecture de tes deux ouvrages publiés chez un éditeur belge aujourd’hui disparu, Cormor en nuptial1, que j’ai découvert ton écriture dont les accents bukowskiens ne furent pas sans titiller ma curiosité et mon intérêt. J’ai bien écrit « les accents », ce qui, au contraire de quelques poètes français que je ne nommerai pas, ne signifie pas imitation épigonale. Tes accents n’étant pas par ailleurs que bukowskiens.
Explorant la population des bas-fonds de la grande métropole américaine, dont il tire le portrait sombre et déchu, Charles Bukowski reste le personnage central de ses explorations, il se met en scène ou en situation, qu’il soit Hank, Buk ou Chinaski, l’essentiel de ses poèmes (et de ses romans et nouvelles) est issu d’un point de vue personnel. Sa poésie est un peu un théâtre de soi. C’est là où ta proximité est aussi distance. Car tes poèmes, c’est le théâtre de l’autre. Poète omniscient, tu donnes la parole à des êtres humains issus de cette frange de France que méprisent les élites politiques dont la rhétorique pauvrophobe et humiliante ne se lasse pas de stigmatiser les « sans-dents », les « gens qui ne font rien », les « pov’cons », les « assistés », les « fraudeurs », etc. Cette frange, sans être celle des bas-fonds, est celle des petits boulots, du SMIC, du chômage ou de la détresse sociale.
Dans ce recueil réunissant d’anciens poèmes édités2 et quelques inédits, tu regroupes des résumés de vies dont il n’y aurait rien à dire, sauf pour un poète. Le temps d’un poème, tu défiges des vies figées dans un néant existentiel ; en quelques vers elles sont résumées. Elles s’appellent Fabienne, Roxanne, Louanne, Paola etc., et eux, Nesayem, Laurent, Djamel, Rodolphe etc., et leur seul titre de gloire, si on peut dire, est d’être le titre d’un de tes poèmes… tu en as regroupé 38. Tu les as probablement rencontré(e)s au cours de tes errances, et peut-être as-tu eu avec elles et eux « des conversations inutiles au coin d’une table ». Ces femmes et ces hommes vivent une vie de folie ordinaire, une vie de tout le monde c’est-à-dire, sans éclat, parfois glauque. Ce sont des êtres qui ne peuvent même pas compter sur leurs rêves. On trouvera dans cette mosaïque sociétale « un mec touché psychologiquement », « un mec rarement intéressant » marié mais gay en secret, « Mina limite prostituée », un artiste-peintre qui « a du mal avec les femelles », un « sédentaire/français/normal quoi », un qui ne dédaigne pas « le rôle moteur du vin rouge », un « profile schizoïde » ou « la petite grosse à usage unique » ; ils ne sont pas systématiquement sympathiques, ce ne sont pas des héros, ce sont des défaits, des soumis à la vie dure. Leur vie n’est pas flamboyante et jamais tu ne cherches à flamboyer en utilisant leur vécu. Ce sont des vies apparemment inintéressantes, mais elles t’attirent parce qu’elles sont le cœur d’une humanité délaissée dont tu admets et comprends les failles, les vices, les travers et les défauts, jusques y compris les petitesses. Pétri de compassion et d’empathie, tu écris une autobiographie des réprouvés parce que tu te sens en totale fraternité, parce que leurs voix sont en toi, constituent ton armature humaine. On se doute que tu te reconnais en eux, avec les mêmes failles, vices, travers, défauts et petitesses, du moins potentiellement. Loin de toi l’intention de l’alchimiste-poète s’évertuant à pétrir leur banalité en or ; en plongeant dans ce recueil, nous plongeons dans le réalisme le plus cru de vies découpées en « journées comme des salles d’attente » ; ce doit être ça, l’enfer sur terre. C’est un microcosme parlant que tu mobilises devant le lecteur. Tes poèmes ont quelque chose d’assez proche de la série documentaire belge Streap-Tease3, dont l’intention était, selon ses réalisateurs, de dresser un portrait kaléidoscopique de la société. Cette série laissait s’exprimer les protagonistes, le commentateur s’effaçant derrière leur parole. Si ceux de tes poèmes ne s’expriment pas tous à la première personne du singulier comme dans ladite série, néanmoins, tu uses souventes fois d’un discours indirect libre qui donne le sentiment que ce sont eux qui parlent par ton intermédiaire. Ta voix se mêle à la leur comme l’œil du réalisateur se mêle à l’image des gens filmés.
Bien évidemment, si tes poèmes ne sont pas politiques au sens tract du terme, ni ne relèvent d’aucun militantisme direct, ils le sont profondément par le choix de t’opposer à l’idéologie dominante en donnant la parole à ce qu’on n’appelle plus guère « le peuple », dont tu démontres la diversité discordante. Ceux qu’on feint d’écouter mais qu’on n’écoute pas. Au contraire de Pierre Michon écrivant le récit de vies minuscules du monde rural au moyen d’une prose enlevée destinée à les magnifier, tu narres en quelques vers quelques vies urbaines en une langue n’ayant que faire de la belle langue ni de l’élégance de style (ce n’est de toute façon pas leur problématique), prenant même un malin plaisir à la corrompre, une langue mimant la parlure des couches populaires (comme on dit), crue et directe. On qualifie parfois ta langue comme étant trash (comme celle de Bukowski), pourtant elle n’est ni sale, ni ordurière, ni outrancière, ni violente, et me semble descendre plutôt de celle de Céline plutôt que de celle de l’écrivain américain (qui n’a d’ailleurs jamais caché son admiration pour Céline ni son influence, « le plus grand écrivain depuis 2000 ans »4). En effet, comme le médecin maudit de la littérature française, tu reprends certaines caractéristiques du français parlé spontané, comme l’absence de négation, la contraction de certains mots (« passque »), des phrases juxtaposées, un sociolecte bien caractéristique (mec, meuf, beuh, kiffer etc.) pour coller à la violence quotidienne et sourde des 38 personnes présentes en ce recueil (côté ascendance, on songe un peu aussi à Jehan Rictus), ce qui donne un style parlé, pas loin de ce qu’on appelle « le style émotif parlé » célinien, provoqué par une segmentation versifiée saccadée qui produit cet effet : c’est ton émotion qu’on entend dans le style. C’est une langue qui refuse la langue des élites et qui relève plutôt du registre du pessimisme perdant, de celui de la loose, ne cherchant nullement à donner de l’espoir sans toutefois se complaire dans une quelconque déchéance (on sent même parfois une fierté à ne pas s’y complaire). La désespérance rythme les vers ; le désespoir menace au bout de chaque vers. Comme l’une des locutrices du recueil, le seul dieu avec lequel tu aimes discuter, « c’est celui qui travaille à la malchance des cupides ». Sans doute une veine anarchiste sous-tend tes poèmes.
Je dirais pour conclure que voici un petit recueil qui mériterait d’être déposée sur chaque tablette des députés et des sénateurs de ce pays, ça leur en donnerait des nouvelles.
1 Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas (2019) et C’est la viande qui fait ça (2019).
2 Sous le même titre, aux éditions Aerolithe en 2019, et dans les deux livres mentionnés.
3 Diffusée de 1987 à 2002 sur la RTBF1.
4 in Mémoires d’un vieux dégueulasse, Speed 17, 1977.
