Lettre à Laurent Fourcaut au sujet de "Sacrée marchandise, hein" par Jean-Pascal Dubost
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Paimpont, le 26 août 2025
Cher Laurent,
Si quelque lecteur a l’obligeance de lire cette « Lettre » que je vous adresse maintenant, il importe de porter à sa connaissance qu’il n’y a guère de temps je découvrais votre travail d’écriture par la lecture de votre avant-dernier recueil, Un morceau de ciel (publié par Tarabuste en 2024), et que l’enthousiasme me tomba sur la tête comme une bouteille de coca-cola (mais ce n’était pas les dieux), puis m’envahit et me commanda de commander et de lire tous vos précédents ouvrages1, que goulûment je dévorais à la file, bref, il n’y a guère je devins un de vos lecteurs attentif et impressionné par votre rigueur d’horrible travailleur prosodique et métrique et assidu, ainsi que par votre science du sonnet et du dizain puis par le ton de vos poèmes où l’esprit savant vient se nicher dans des préoccupations et considérations populaires et autobiographiques.
C’est donc le premier livre de dizains que vous publiez2, mais point le seul que vous ayez écrit, puisque vous en avez plusieurs en attente de publication dans les dossiers de votre ordinateur.
Citant en exergue un dizain programmatique de William Cliff lui-même citant Maurice Scève comme maître de son mètre décasyllabique au carré rimé selon le patron du ABABCCDCD, vous vous placez sous ce double héritage3 (dont on ne saurait affirmer avec certitude qu’il est scévien, puisque Marot l’usagea avant lui quoique certes pas aussi nombreusement). Prenant évidemment, en poète moderne et connaisseur, des libertés avec cette forme marotico-scévienne, votre choix isostrophique et isométrique relève néanmoins d’une rigueur libre-soucieuse de malaxer la forme soit par des coupures au vers en plein mot, procédé de la modernité devenu classique, soit, plus original et personnel, en lui adjoignant quelquefois un rejet à l’apparence d’onzième vers. Ces décrochements d’un ou deux mots, parfois d’une syllabe voire même d’une seule lettre (« vous laissant plus dépourvu que bovid/é »… c’est peu dire) défont le dizain et le transforment en forme informe (mais je crois que vous aimez l’idée d’informe), ils ne font point de ces dizains des dizains-onzains, ni de faux-dizains encore moins des onzains, puisque ces onzièmes vers n’entrent dans un aucun schéma formel, des dizains informes voire : ces rejets sont fort expressifs dans leur intention, des pieds-de-nez de bienveillante ironie à l’histoire littéraire (dont vous êtes féru). Par ce, on pourrait les considérer comme des litotes d’amour à la poésie, à laquelle vous dites sous cape : « Va, je ne te hais point ». Ce qui est du fol amour. Vos rimes souventes fois relèvent de la même humeur amoureuse du dizain, titilleuses quand elles mettent en écho « Bach » et « CAC », subtiles quand « cimetière » rime avec « bières », rieuses quand riment « fientes » et « chiante », irrévérencieuses si riment « Proust » et « moust/ique », et quand un mot et son concept vous agacent, il sera isolé, a-rimé (ou blanc), comme ainsi « autant que ce mot branché résilience ». Il y a dans votre architecture de rimes tout un jeu d’humour et d’ironie qui vaudrait à elle seule une étude approfondie. En vos dizains carrés, vous tentez de laisser entrer, mais en filtrant, un monde tapageur et profus, de l’y contenir afin de ne pas être débordé. Ils sont les observatoires du réel, dans lesquels on sent une volonté de maîtrise, manifeste autant dans la métrique que dans la signification du poème.
L’ironie est ce qui sans doute vous garde et défie du désenchantement du monde et des hommes qui affleure dans vos dizains, en lesquels vous exprimez combien vous heurtent « la grande partouze financière », « les chasseurs/pires rejetons des envahisseurs », « la glace [qui] fond » et « les ours/blancs [qui] disparaissent », la « tronçonneuse [qui] massacre les tympans » ou la « chauffe industrielle [qui] aura permis/l’affreux dérèglement des équilibres ». Observateur acerbe et intransigeant, vous avez le ton grondeur sinon coléreux, mâtiné d’une légère misanthropie, parfois stupéfait sinon étonné, ceci expliquant que les seules ponctuations de vos poèmes soient des points d’exclamation ou des points d’interrogation, petits signes d’humeur. Une humeur exacerbée par un contexte d’écriture confinée en temps de covid.
Le titre de votre ouvrage étant l’expression narquoise de votre aversion pour le système marchand (lui préférant le système poétique du dizain et du sonnet), on remarquera son contraste avec la photo de couverture (d’Ouardia Belhocine) représentant un morceau de nature typique des plages du Cotentin. Ce contraste est significatif. Le lieu naturel, comme les marais de Carentan que vous évoquez et où vous vous réfugiez régulièrement, est « le lieu idoine pour aboyer/la douceur de vivre ». Vous êtes un contemplatif que vient contrarier la brutalité du monde, « restant en marge de la vie hâtive ». Un contemplatif qui s’attarde sur les éléments de la nature ou sur des petits gestes ou faits puisés dans le réel environnant (une bière, une femme charmante, des chips grasses…)
Ce livre constitue le énième volume d’un journal en vers non daté fait de livres publiés et de nombreux manuscrits inédits ; celui d’un veilleur ne cachant ni ses agacements ni ses émerveillements, non plus ses questionnements ou ses emportements vifs, vitaux et vivifiants, où se mêlent les observations d’un monde en mutation catastrophique et les observations autobiographiques d’un sujet écrivant son désarroi résistant.
Diantre, qu’il est bon de lire de telles choses.
1 Pas si nombreux, 9 livres et 2 longs extraits en anthologie ; tous sauf un, composés de sonnets.
2 Il en figure quelques-uns dans un livre de sonnets, Arrière-saison, Le Miel de l’Ours, 2016
3 Un schéma suivi mêmement par Clément Marot, Pernette du Guillet, Melin de Saint-Gelais, jusques y compris François Rabelais dans son adresse au lecteur de Gargantua ; le dizain fut réhabilité tardivement, néanmoins, peu de poètes ont huy recours au dizain carré (rimé ou pas).
4 Énième parce que, outre des 11 publications, il est constitué d’une trentaine de manuscrits accumulés avec le temps.