Lettre à Alex Tamécylia par Jean-Pascal Dubost

Les Incitations

4 juin
2025

Lettre à Alex Tamécylia par Jean-Pascal Dubost

 

 

Paimpont, le 2 juin 2025

 

Chère Alex Tamécylia,

 

Quoique cela vous surprendra certainement, force est de vous dire que vous êtes l’auteure1 d’un livre qui a positivement ému, sinon intellectuellement bousculé voire assurément questionné et vivement enthousiasmé celui qui vous écrit présentement cette lettre.

 

Vous frappez fort dès le titre en détournant la phrase d’un télévangéliste américain, triste sire nommé Pat Robertson qui se trouvait être (il est mort) figure de l’extrême droite2 catholique de ce pays et fauteur de moult propos extrémistes et polémiques, parmi lesquels cette phrase que vous reprenez et citez : « L’objectif du féminisme n’est pas l’égalité des droits pour les femmes, le féminisme est un mouvement politique qui encourage les femmes à quitter leur mari, tuer leurs enfants, pratiquer la sorcellerie et devenir lesbiennes. »3 Force d’ironie cogne de suite. Votre livre reprend un à un les griefs dudit et les démonte. Vous abattez vos cartes d’entrée de jeu et n’optez pas pour le silence ; votre livre n’est pas un livre réconciliateur ; il a, bien au contraire, pour intention de toucher où ça titille le mâle : « Tu ne prétends pas apaiser arranger réparer expliquer venger désespérer. Tu ne pardonnes pas », c’est dit, on est prévenu. Comme l’écrit justement Chloé Delaume en préface, c’est un cri, « mais le souffle qui le porte s’avère tellement puissant qu’il pulvérise autant qu’il galvanise ». Votre écriture est combattive parce qu’elle affronte une omerta millénaire qui laisse un vaste champ de bataille dévasté ; combattive parce qu’elle n’accepte pas l’universelle loi du silence et surtout peut-être, la fatalité qui accable les femmes (« L’Histoire unit les femmes autour d’une oppression commune »). Pour se faire percutante, si elle n’innove pas, votre écriture emprunte les outils de l’écriture expérimentale et construit un texte hybride : citations, collages, graphismes, lettrisme, statistiques, poésie-tract, s’appuyant sur une police de caractère inclusive nommée Baskervvol BBB4…, ces recours visant à mieux dénoncer un système que, alliant patriarcat et capitalisme, vous appelez « patriarcapitalisme », un système assoyant une domination oppressive sur la parentalité. Vous, vous prônez la nulliparité comme acte de résistance révolutionnaire : « « Nullipare est une victoire, la maternité une construction sociale, la famille une secte, la parentalité la mère de toutes les dominations ». Votre livre est une suite de punchlines qui ont l’intention de faire vaciller des convictions éculées et des acquis statufiés (et qui n’auraient jamais dû être) : « Le couple est une institution capitaliste » ; la femme, dans ce contexte, étant un outil de (re)production.

 

Si l’homme est l’accusé de votre réquisitoire pamphlétaire, ce n’est que justifié, et si on le conteste, il n’est qu’à relire deux fois les statistiques que vous essaimez dans votre texte, elles sont éloquentes et suffiraient à clouer le bec de la moindre contestation. On ne cesse, constamment et jusque récemment encore, d’avoir des preuves de la consternante maliniquité mâlesculine. Evidemment, et vous y faites plusieurs fois référence, votre livre fait écho au Scum manifesto de Valérie Solanas5, mais n’est pas, à mon sens, son pendant contemporain ; il s’inscrit dans sa lignée. Sa haine de l’homme appelait à l’émasculation et, à terme, à son éradication (SCUM = Society for Cutting Up Men, Société pour tailler en pièces/émasculer les hommes, dont l’objectif était - « eliminate the male sex » - d’éliminer le sexe masculin) ; tel n’est pas votre cas. Vous appelez à une autre société, anti-patriarcale, et je dirais plutôt, pour reprendre le terme d’Olivia Gazalé, et parce que c’est un système qui dépasse le cercle familial (domination du père) que vous cherchez à saboter avec vos poèmes, je dirais plutôt anti-viriarcale : « Le système viriarcal prétend être, à l’instar du Système solaire, le reflet de l’ordre naturel, mais il est entièrement construit. Il se fonde sur un ensemble de postulats, de croyances et de principes, s’échafaude à coups d’élaborations conceptuelles savantes, de normes, de lois, de mythes et de symboles et se perpétue à travers les pratiques sociales, les récits, les traditions, les coutumes, les rites, les mentalités et les œuvres. Il n’a donc rien de naturel. Si le mot n’était pas affreux, on dirait qu’il s’agit d’un système théologico-politico-culturel. Un dispositif parfaitement artificiel, tout entier ordonné à une hypothèse indiscutée : la supériorité du principe masculin sur le principe féminin »6. C’est cette « hypothèse indiscutée » que vous molestez avec verve et humour. Le peuple le plus opprimé de l’Histoire des hommes, c’est la femme. « Nullipare anarchiste queer féministe », vous rêvez d’un pays d’Utopie, d’un « Gouinistan », sinon d’un « Queeristan », où les amours anandrines s’exprimeraient dans un système sans hommes ; vous aspirez à un empouvoirement7, à une révolution féministe qui révolutionnerait la société entière : « Cette nuit, tu te vois utiliser un pulvérisateur de cyprine empêchant les jets privés de voler » (j’ai trouvé cette phrase lumineuse). Il est un fait que ce livre porte avec fougue la douleur historique d’être femme sous le joug viriarcal, mais sans haine ; ce sentiment, s’il peut affleurer, est atténué par l’humour :

 

« Sais-tu combien il faut de féministes pour changer une ampoule ?

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Quatre : une pour faire le job

    et trois pour retenir le mec-cis-het de lui expliquer comment faire Ceci est une blague qui se raconte dans les milieux militants lors des veillées révolutionnaires infusant des tisanes aux larmes d’hommes »

 

Votre texte est un anti-manifeste, donc un manifeste, un manifeste littéraire à envergure sociétale. Tristan Tzara écrivait, dans ses Sept manifestes dada8,  « Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale », visant les structures sociales et mentales de l’époque. Littéraire parce que la langue est travaillée, usant d’outils du langage expérimental, écrivais-je plus haut, cela dans une langue mêlant les langages urbains, trash, queer, inclusifs, avec alternances de langues français-anglais et moult anglicismes et de nombreux néologismes (« dragouiner »), créant une langue à la fois personnelle et de la tribu, à quoi j’ajouterai la foultitude de références héritée de Valérie Solanas, de Monique Witting, de Virgine Despentes ou d’Audre Lorde (créant toute une communautés d’auteures, car je ne cite qu’une infime partie de vos références), avec des notes de bas de pages qui sont souventes fois des cum commentis ironiques. C’est à l’évidence un livre pensé, construit, formellement travaillé. Il propose même, à l’instar des manifestes de Tzara, une vision programmatique (comme « Le contrat Solanas »).

 

Il appelle à la révolution des mentalités ; et je suis en désaccord avec qui dirait qu’il n’est point destiné au cisgenres, aux hétéras et hétéros, bien au contraire, il ne peut, ce livre, qu’élargir leur espace mental. Je dois admettre quelque régal à la découverte de mots de la tribu que je ne connaissais point, agrandissant de fait mon territoire lexical et développant mon empathie. Donc, ce livre est fait pour toutes et tous, et je trouverais salutaire qu’il vienne sous les yeux d’un Depardieu ou sous les yeux des violeurs de Gisèle Pélicot par exemple.

 

 

1 La raison pour quoi j’use du mot « auteure » et non point « autrice » et encore moins « auteuresse » n’entre pas vraiment dans le cadre de cette lettre et serait bien trop longue à développer, sachez néanmoins qu’elle n’est nullement une résistance masculine, mais plutôt le fruit d’une réflexion philologique.

2 Les plus frileux disent « conservateur ».

3 Plus précisément : « The feminist agenda is not about equal rights for women. It is about a socialist, anti-family political movement that encourages women to leave their husbands, kill their children, practice witchcraft, destroy capitalism and become lesbians », se traduisant par « l’agenda féministe ne concerne pas l’égalité des droits pour les femmes. Il s’agit d’un mouvement politique socialiste et anti-familial qui encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes », déclaration incluse dans un courrier de collecte de fonds envoyée en 1992 au nom de Pat Robertson aux soutiens de la Coalition chrétienne (dont il fut le fondateur et leader).

4 La police de caractère Baskervvol BBB a été inventé par le collectif Bye Bye Binary qui « propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive et non-binaire », in site genderfluid.space

5 Scum manifesto, Valérie Solanas, texte féministe radical auto-édité en 1967, puis édité en 1968 par Olympia Press aux Etats-Unis, en France, traduit par Emmanuelle de Lesseps, il est publié aux éditions Mille et Une Nuits-Fayard, 2021.

6 Olivia Gazalé, Le Mythe de la virilité, Robert Laffont, 2017.

7 « Processus par lequel un·e individu·e ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, de s’émanciper », Marie Hélène Bacqué, “L’intraduisible notion d’empowerment vue au fil des politiques urbaines américaines”, in Territoires, n°460, 2005.

8 Tristan Tzara, Sept manifestes dada, publié en 1924 chez Jean