AVIS D'ARTISTE (2) par Richard Monnier

Les Incitations

16 oct.
2025

AVIS D'ARTISTE (2) par Richard Monnier

 

Pléonexies

 

 

C'est surprenant de voir le mot "pléonexie" affiché comme titre d'un spectacle présenté dans le cadre de la Biennale Expérimenta à Grenoble (octobre 2024). Le communiqué de presse précise "l’utilisation du terme “pléonexie” renvoie à ce désir excessif d’accumulation matérielle sans égard aux répercussions que celui-ci pourrait avoir sur l’environnement ou sur autrui", il s'agit donc bien d'un défaut ou d'une faute morale. Faut-il voir là, de la part de l'artiste Maxime Houot, le réalisateur de cette œuvre, de l'auto-dérision, de l'auto-critique ? À première vue oui, un article de présentation du programme de la Biennale annonce "Critique de la folie expansionniste". Mais cette déclaration est aussitôt contredite par la suite du même communiqué de presse : " Pléonexie symbolise la grandiloquence et l’opulence de ce bâtiment, [160 m de longueur, la nef centrale a une portée de 40 m], sans tomber non plus dans une débauche de matériels et de sons. Il y a aussi tout ce dispositif qui s’étire sur 50 mètres. Huit mâts semblables à des grues ou des foreuses, estimés entre 200 et 250 kgs chacun " [équipés de projecteurs lasers mobiles]. Le spectacle est une sorte de ballet de rayons lumineux qui se projettent sur la voûte du bâtiment, mais la profusion de sons et de lumières n'entre pas en résonance avec la qualité de l'architecture, et celle-ci reste comme une coque vide. Les spectateurs disparaissent dans une fumée de scène, comme eux, j'erre sous la voûte sans trouver une place favorable à la perception de l'ensemble. La musique et tous les mouvements des 16 projecteurs provoquent un trop-plein de sensations qui m'empêche de suivre ce qui se passe. En sortant de la halle, j'ai mieux mesuré la gêne provoquée par le spectacle surdimensionné. Pour s'adapter à l'échelle du lieu l'artiste a multiplié et agrandi les moyens qu'il avait déjà employés dans d'autres mises en scène, mais il a oublié une constante, la mesure de l'homme. La définition de pléonexie se termine par "sans égards pour autrui ", l'expression s'est traduite ici, par : sans égards pour le spectateur.
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"Les progrès de la puissance disponible, en partie grâce à la multiplication des unités de traitement graphique (GPU), tout comme l’amélioration des échelles spatiotemporelles des simulations ont été remarquables." Extrait du site du NIST National Institute of Standards and Technology.
« Désormais, c’est presque comme si nous étions davantage limités par notre imagination que par nos capacités. » Elizabeth A. Strychalski, directrice du NIST (Pour la Science n° 120 2023)
C'est très troublant de voir une directrice de laboratoire émettre une réserve sur les possibilités de développement de ses recherches, alors que les travaux de son équipe sur la "cellule informatique JCVI-syn3A" connaissent un grand retentissement. D'autant plus troublant qu'elle désigne une limite inattendue dans le milieu scientifique : l'imagination. Ainsi l'accélération du développement technologique dépasserait les capacités de projection des scientifiques eux-mêmes. La question de l'adaptation des orientations de la recherche à l'évolution rapide des nouvelles technologies s'était déjà posée lors de la mise en service du télescope James Webb. Il y a toujours un débat pour savoir s'il faut accorder autant de temps d'observation à la recherche des exoplanètes par exemple. Le télescope offre de multiples possibilités d'observation, il n'est pas fait pour répondre à un problème particulier, il en pose plutôt un, primordial, aux scientifiques qui doivent établir un ordre des priorités de la recherche. Parmi les critiques qui mettent au second plan la recherche des exoplanètes, j'ai relevé celles qui mettent en cause le choix de ce que les chercheurs appellent les "biosignatures". L'observation de l'exoplanète K218b par exemple, a révélé des traces de sulfure de diméthyle. Le raisonnement des chercheurs est le suivant : certains êtres vivants comme le phytoplancton dégagent du sulfure de diméthyle donc l'identification de cette molécule sur l'exoplanète serait le signe de la présence d'une chimie organique et peut-être... de la vie. Si je comprends bien, des chercheurs équipés d'un des plus beaux outils d'investigation, vont chercher à des années-lumière ce que nous connaissons bien chez nous. Suivons les jusqu'au bout : admettons qu'on découvre une planète où des molécules, en un certain ordre assemblées, se reproduisent, et admettons que ce seul fait réponde à la définition la plus couramment admise de la vie, qu'aura-t-on appris de nouveau concernant l'univers ? L'homme aura seulement la satisfaction d'avoir étendu le domaine de ses certitudes. Très loin là-bas, les mêmes conditions produisent les mêmes effets.

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La question de la relation entre les formidables capacités des nouvelles technologies et l'usage qu'on en fait, se pose également pour les artistes. En 2018, Michel Paysant, en collaboration avec un laboratoire scientifique a eu la possibilité d'utiliser une imprimante 3D d'une résolution de 0,2 microns. Quelle forme un artiste allait-il pouvoir créer à l'échelle des cellules ? Qu'allait-il révéler de ce monde que seuls les biologistes ont l'habitude de fréquenter ? Comme dans le cas des chercheurs d'indices de vie sur les exoplanètes dont j'ai parlé plus haut, qui recherchent finalement ce qu'ils connaissent déjà, l'artiste lui aussi s'est tourné vers ce qu'il connaissait déjà, son portrait. L'imprimante 3D a donc tiré un autoportrait de 80 microns de haut, "la plus petite œuvre d'art du monde" disent les journalistes. Dans un premier temps, on pourrait penser que ce geste est l'expression d'une extrême modestie, l'artiste s'effaçant derrière une technologie qui le domine. Mais il a bien fallu communiquer l'exploit, c'est-à-dire tirer une photo de l'autoportrait suffisamment agrandie pour qu'il soit reconnaissable, annulant du même coup la première intention. 

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En tant qu'artiste, je me réjouis de voir qu'une scientifique s'inquiète des limites de l'imagination par rapport aux développements technologiques qui paraissent eux, sans limites, cela devrait nous inciter à faire de même. Comme je le notais à propos de Pléonexie, un trop-plein de sensations m'empêchait d'apprécier le spectacle, je pourrais dire, ici, que c'est un trop-plein de possibles qui dépasse mes capacités d'évaluation de mes choix.