Lucky strike met le paquet sur le polar gore par Michaël Moretti

Les Incitations

17 juil.
2020

Lucky strike met le paquet sur le polar gore par Michaël Moretti

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Lucky strike met le paquet sur le polar gore

Monde d’apprêt

 

Retrouver enfin les salles obscures pour se faire une toile malgré des injonctions paradoxales (porter le masque en mouvement ; possibilité de l’enlever dans la salle, moyennant le respect des distances mais en omettant la possibilité réelle de diffusion du virus par la climatisation - quand elle ne vous transit pas sur place - vantée comme argument de vente lors des canicules). La distanciation dite sociale est pratiquée de fait : les salles sont vides – ce qui plaide en faveur de ma thèse pessimiste de la disparition progressive, à déplorer, des salles de projection au profit du streaming individualisé dans une transition globale vers une économie, donc un mode de consommation, numérique dite dématérialisée tout aussi polluante (data centers), contrôlable à souhait et, finalement, plus chère pour le consommateur. Il faut dire que, pour une reprise - l’industrie cinématographique se tire une balle dans le pied -, le spectateur n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Alors que, à cause du confinement, le trou (du tournage à la post-production en passant par la communication) ne devrait être sensible qu’en 2021, ressortir - pour finir leur cycle de première vie - des films moyens, interrompus de projection au printemps, sortir des films bas de plafond, ne suffit point puisque les salles UGC et Pathé comblent les vides avec des films plus anciens, comme ceux, par exemple, de C. Nolan, en attendant son blockbuster Tenet. Le cinéma n’est pas à la fête ! Les dés auraient pu être jetés autrement en bousculant enfin nos habitudes avec des films importants en plein été : l’occasion, unique, n’a pas été saisie par frilosité, belle métaphore du « monde d’après ». Peninsula (Train to Busan 2, Yeon Sang-ho), suite très attendue du Dernier train pour Busan (Busanhaeng, Train to Busan, 2016) a été logiquement reporté. Depuis un certain temps, l’ancestral cinéma sud-coréen me console, à quelques exceptions près, des blockbusters décérébrés d’une industrie hollywoodienne en panne d’inspiration rongée par l’entertainment ou divertissement infantilisant pour un jeune public cible désertant les salles ou de lassants films européens d’auteur au scénario creux tenant sur une unique idée, parfois originale mais insuffisante, pour contenter les cinéphiles - pilier de la silver économie - saturés de surproduction subventionnée, le tout se réfugiant de dépit dans des séries au scénario et aux effets visuels parfois plus inventifs, repères de metteurs en scène prestigieux pouvant enfin s’exprimer sur la longueur dans un système économique viable pour eux. Bref, et vlan, me voici à promouvoir un bon film, réjouissant, drôle et glaçant, au titre de marque de cigarette malgré la loi Evin ! Ça bout au pays des matins calmes : chaque été, un polar sud-coréen bien saignant sur le plateau !

Buitoni pimentée sur ketchup sur kimchi

Le titre du film, Lucky Strike (Jipuragirado jabgo sipeun jibseungdeul), signifie « Les bêtes qui s'accrochent à un brin de paille » (Beasts That Cling to the Straw). Lucky Strike - vanité de la superstition -, c’est le paquet qui porte chance avant de vous achever d’un cancer. Lucky Strike désignait aussi le coup de bol qui, d’une chiquenaude, basculait la vie d’un prospecteur tombant sur le filon lors de la ruée vers l'or. Get Lucky ! Le réalisateur part du point de vue suivant : « J'avais envie d'interroger les spectateurs : que feriez-vous si vous tombiez sur un sac de billets ? ». L’argument est classique, de l’hard boiled hollywoodien (la femme fatale, le brave type honnête, l’homme endetté jusqu’au cou, le gangster méchant, le flic corrompu) jusqu’à Tarantino (narration éclatée ; personnages bavards avec, ici, scène de repas où trois personnages croquignolets dissertent à table sur la découverte d'un corps découpé pêché au fond d'un lac ; scènes étirées sans être ici ennuyeuses ; explosions de violence comme cette baillive toute tatouée prenant un malin plaisir à torturer sa victime en balançant, clope au bec, quelques blagues ; la mystérieuse mallette noire dans Pulp fiction, 1994; Jackie Brown, 1997), les frères Coen (« excellents pour créer le suspens tout en générant de l’humour à l’intérieur de ce suspens. » : Sang pour sang, Blood simple, 1984 ; Fargo, 1996 ; No country for old men, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, 2007) voire G. Ritchie en passant par E. Leonard beaucoup adapté (Monsieur Majestyk, Mr. Majestyk, R. Fleischer, 1974; Paiement cash, 52 Pick-up, J. Frankenheimer, 1986 ; Get Shorty, B. Sonnenfeld, 1995; Hors d'atteinte, Out of Sight, S. Soderbergh, 1998; QT) : touchez pas au grisbi ! Le MacGuffin est un sac d’une marque française de luxe avec moult moula. « Quand tu as de l’argent, tu dois te méfier de tout le monde, même de tes parents », telle est la sagesse de la Madame Claude ou macrotin au tatouage de requin. Au menu, 8 salopards, en réaction en chaîne alimentaire comme des plats coréens défilant sur tapis roulant sous le nez titillé du badaud au resto, avec des trognes caractéristiques (notamment le bouffon, la Carpe, joué par Park Ji-hwan digne de Trainspotting, Danny Boyle, 1996) correspondant à un archétype du cinéma asiatique : un douanier louche (Jung Woo-Sung), une maquerelle psychopathe (Jeon Do-Yeon), un flic pot-de-colle, léthargique au point d’être à côté de la plaque sans l’être, un mafieux tatoué prêteur sur gage sanguinaire (Jeong Man-Sik), un ouvrier laborieux, une ménagère sans histoire, une femme battue et hôtesse de bar, cynique (Shin Hyun-Bin) et une jeune petite frappe, clandestin chinois, teinté blond. À cette galerie pittoresque, s’ajoute un adjoint mafieux mutique - Bae Jin-woong en sorte de requin / shark chez James Bond agent 007 -, tatoué jusqu’aux ongles et cannibale (magnifique plongée sur dégustation marine crue et gluante) - la figure cannibale est récurrente dans le cinéma coréen de genre. Gangster style. Mais encore ? Une forêt trempée de pluie, une casse automobile, une love room éclairée de néons dans un Pigalle coréen brillant de mille feux ; des coups bas entre mafieux, des psychopathes, des putes, des pigeons et un flic.

Explosif wok on the wild side

Le casting est aux petits oignons pour un marigot dans l’aquarium : Jeong Woo-Seong (hits commerciaux avec Steel Rain, Gangcheolbi, 2017 ; Le Bon la brute et le cinglé, The Good, The Bad, The Weird, Joheunnom nabbeunnom isanghannom, 2008), Jeon Do-yeon (prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes 2007 pour son rôle dans Secret Sunshine, Milyang, Lee Chang-Dong, 2007 ; The Housemaid, Hanyo, Im Sang-Soo, 2010), Bae Seong-woo (The Great Battle, Ansisung, Kwang-shik, 2018), Jeong Man-sik (Chronicle of a Blood Merchant, Heosamgwan maehyeolgi, Ha Jung-woo, 2015; Man of Will, Daejang Kimchangsoo, Lee Won-Tae, 2017), l’actrice doyenne Youn Yuh-Jung (La femme insecte, Chungyo, Kim Ki-young, 1972; Une femme coréenne, Baramnan gajok, 2003, Le vieux jardin, Orae-doen jeongwon, 2006, In Another Country, Da-reun na-ra-e-seo, 2012, Hill of Freedom, Ja-yu-eui eon-deok, 2014, Un jour avec, un jour sans, Ji-geum-eun-mat-go-geu-ddae-neun-teul-li-da, 2015, Ha ha ha, Hahaha de Hong Sang-soo, 2010; Geuddae geusaramdeul, 2005, L'ivresse de l'argent, Donui mat d’ Im Sang-soo, 2012) ici en mamie gaga, incontinente mais lucide sur l’histoire chaotique de son pays (« Tant que nous sommes vivants et que notre cœur bat encore, il y a de l’espoir… »).

Du coup, le réalisateur a pris la « décision d’adapter la lumière à chaque personnage. Par exemple, une lumière blanche pour Yeon-hee, bleue pour Tae-young etc. Au-delà des personnages eux-mêmes, j’ai essayé de penser à des lumières qui correspondent au mieux à ce qu’éprouvent les protagonistes. Par exemple, quand nous essayions de faire ressentir l’anxiété et la solitude du personnage de Tae-young, nous avons utilisé un néon. Pour Jung-man, qui est le personnage le plus “ordinaire”, on a davantage travaillé avec une lumière naturelle. » Le travail du chef de la photographie, Kim Tae-sung (Best Cinematography Award en Corée en 2018 pour Keys to the heart, Geugeotmani Nae Sesang, Choi Sung-Hyun ; il a travaillé sur des films importants comme Hard Day, Kkeut-kka-ji-gan-da, Kim Seong-hun,  2014 ou Tunnel, Teo-neol, Kim Seong-hun, 2016), est hallucinant de maîtrise et de beauté (par exemple, ce mur d’angle centré, partageant l’écran en deux, avec bagnole en rade au milieu d’une étrange lumière ; traversée de plan à toute allure sous un ciel entre chien et loup, etc.).

La dream team ne s’arrête pas là : la directrice artistique, chargée des décors et des accessoires - le réalisateur étant réputé pour son sens du détail - est Han Ah-rum qui a travaillé sur A Single Rider (Sing-geul ra-i-deo, Lee Zoo Young, 2017), l’excellent polar Sans Pitié (Bulhandang, Byun Sung-hyun, 2017, remémorez-vous : « J'aime pas les poissons morts, t'as l'impression qu'ils se foutent de ta gueule et j'ai l'impression qu'ils me racontent des  conneries. ») et, récemment, dans 1987 : When The Day Comes (1987, Jang Joon-Hwan, 2017) ; la responsable des costumes Cho Hee-ran, qui a déjà habillé les acteurs dans A Man and A Woman (Nam-gwa yeo, Lee Yoon-ki, 2016), A Violent Prosecutor (Geom-sa-oe-jeon, Lee Il-Hyeong, 2016) ou Sans Pitié (Bulhandang, Byun Sung-hyun, 2017), permet au spectateur d’identifier les différents personnages sans qu’il ne s’y perde.

 

La qualité est exceptionnelle, jusqu’au magnifique générique de fin très graphique, pour un premier film, sélectionné au festival du film policier de Beaune dans la section sang neuf et primé (prix spécial du jury) au festival international du film de Rotterdam. Après avoir étudié le cinéma à l'université, Kim Yong-hoon a été, à l’ancienne, assistant réalisateur (sur Man On High Heels, Le flic aux talons hauts, Hai-hil, Jang Jin, 2014), puis dans la production, avant de travailler sur l'écriture de scénarios. Kim Yong-hoon a tourné des courts-métrages et des documentaires. Kim Yong-hoon signe le scénario de Lucky Strike adapté du roman noir à succès du japonais Keisuke Sone, transposé ici à 70 km de Séoul dans la ville portuaire de Pyeongtaek où se côtoient différentes personnes de diverses classes sociales. « C'est un roman qui a les codes d'un genre et qui montre par ailleurs comment l'homme se transforme en animal. J'ai beaucoup réfléchi à la façon dont il fallait transposer la saveur de l'écriture à l'écran. ». Le point fort du film, c’est sa maîtrise d’une construction rigoureuse, non chronologique, donc non linéaire bien que fluide, découpée en chapitres (6 ici) comme dans Kill Bill (Tarantino, 2003, 2004), d’abord déroutante puis réjouissante avec force retournements. Le spectateur est loin d’être passif !

Strike dans jeu de quilles !

Comme Parasite (Gisaengchung, Bong Joon-ho, 2019) et les polars depuis l’origine, la critique sociale, si elle est ici comique, n’en est pas moins acide : tout le monde aspire, à tout prix, jusqu’à se transformer en monstre, à une vie meilleure où l’argent, plus une fin qu’un moyen, est roi dans un capitalisme en crise où chacun essaye de sauver sa peau comme il le peut au mépris de l’autre. Les clients arrivistes, pétés de thunes, défilent, comme des coqs à poil décomplexés, dans le couloir du sauna, lieu de monstration et de domination, face à un employé laborieux - harcelé et rabaissé par son jeune patron, nouveau riche, exploiteur et imbu, jouant logiquement au golf virtuel et rivé à son cellulaire -, perclus de dettes, essayant, plus mal que bien, de payer les études de sa fille, taquiné par son épouse, femme de ménage au bord de la rupture et subit une mère rogue façon Tati Danielle (Étienne Chatiliez, 1990). Chez lui, la tv débite des faits divers communs ou atroces (piéton renversé, maison brûlée, cadavre déterré, corps retrouvé démembré) sur un même ton neutre et aseptisé où tout s’enchaîne en flux tendu et continu. Le réalisateur veut « montrer un échantillon particulier de la société moderne qui sombre peu à peu, et comment tous les maux et afflictions ont dans ce cas tendance à s’assembler ». La salutaire contestation est, depuis quarante ans, décidément sud-coréenne.