E.E.Cummings New York (2) par François Huglo

Les Parutions

28 juin
2025

E.E.Cummings New York (2) par François Huglo

E.E.Cummings New York (2)

 

 

 

            Cummings est une fête. Un « univers homogène d’événements », précise-t-il lui-même. Le plus parisien des poètes américains, traduit et présenté par Jacques Demarcq dans une précédente anthologie, a marqué ses territoires new yorkais, ceux d’une « ville vue du Village », opposant au sud de Manhattan, aux quartiers financiers et aux individus « produits de la société américaine », cupides, conformistes, agressifs, « dont il brosse des portraits satiriques », les petits et les marginaux de Greenwich, Central Park et Harlem, le Bronx et Brooklyn, qui tracent la géographie du présent recueil. Balzac a peint des « espèces sociales » comme Buffon et Cuvier les espèces zoologiques. Pour Cummings, « ce que nous appelons d’habitude des "animaux" sont en réalité des miroirs vivants ». Un zoo ne cultive pas des animaux mais « plusieurs façons d’être vivants », autant de modes d’être, de démarches à la fois éthiques et esthétiques, caractéristiques de ce que Bertrand Prévost appelle une « élégance animale ». Demarcq observe une « semblable mobilité » dans les poèmes de Cummings : « ruptures syntaxiques » et « dislocations lexicales » qui donnent « aux vers et aux mots une dynamique avant que s’y lise un sens ». Comme dans les miroirs animaux, Cummings plonge et nage « non pas dans l’eau, mais dans la populace », avec chaque spectateur du « cirque-théâtre » de Coney Island, cet « incroyable temple de la pitié et de la terreur, de la gaîté et de l’étonnement ». Car « le public est le spectacle, et vice-versa ». Par ces jeux de « miroirs vivants », Cummings rejoint Duchamp : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ».

 

            Le zoo est « une concaténation de miroirs, qui tous sont vivants, aux étiquettes et fonctionnements différents ». La maison des singes ou celle des oiseaux nous fournit « un verdict particulier sur nous-mêmes » (cf Proust dont les lecteurs deviennent « les propres lecteurs d’eux-mêmes »), la vérité étant « non pas que nous voyons des monstres, mais que nous sommes des monstres ». Aller au zoo, c’est rêver, les rêves étant « complètement et profondément réels pour le rêveur ». Souvent même, les « monstres du rêve » sont « encore plus réels que leurs homologues "en vrai" ». Pour plus d’explications, Cummings renvoie à Freud. Ainsi, « se pavanent et se cachent » les « spécimens placides de l’impossible dont fait partie l’extraordinaire aristocratie des freaks », les « pitreries complexes d’énormes tromperies ». Incarnant seul sur scène des dizaines de « petits personnages » de Mark Twain, porteurs « de valises et d’histoires », le comédien lillois Dominique Sarrazin parlait d’un univers « du mensonge et du rêve, dont la friction et la détonation engendrent une folie douce ». Pour Cummings comme pour Twain, l’humour est « mode-de-survie », celui de son voisin et ami du Village Joseph-Ferdinand Gould, qui déclarait écrire « An Oral History of Our World à partir de propos entendus » dans des bars.

 

            Gould avait visité les Amérindiens du Dakota et se disait « fier qu’on le croie d’origine nègre ». Avec lui et avec Langston Hughes, Cummings retourne « en fierté l’insulte » en affirmant que les nègres sont les seuls à être « nés vivants », en un poème qui pour l’œil relève du calligramme et pour l’oreille du Scat. Ajoutons que le poète dessine et que ses dessins chantent. La poétique de Cummings s’apparente à celle de Pierre Albert-Birot dans sa revue SIC : sons, idées, couleurs, formes, simultanément. Son avant-garde est pop, sa théorie pratique. Commerçant italien, blanchisseur chinois, boucher juif misanthrope, marchand d’horoscopes et son cacatoès, sont autant de « professeurs de bonne humeur » évoluant parmi les « zozios » chers à Demarcq : moineaux et autres passereaux, geai, ce « bel anarchiste » dont Cummings partage le « mépris du facile », l’ « horreur du timoré », l’ « aversion pour (mornes/ conformes & moraux / tout confort) les nonmondes ».

 

            Cummings « ne croit pas à la démocratie dans un pays encore ségrégationniste ». Dans une lettre à Ezra Pound, il refuse la dualité intellectuels-prolétaires, et voit en Joey Gould « un être à 3 dimensions : c’est-à-dire humain ». Il décolle de tout déterminisme social, de toute assignation, de toute bourdieuserie. Nous « sommes / moins vivants / que poupées & / rêves », et « seules les plus vraies choses toujours // sont vraies de ne pouvoir être vraies ». À condition de ne pas craindre « un mystère pour lequel je n’ai / d’autre mot que vivant // —c’est-à-dire, pleinement conscient / et par miracle entier ».

 

            Les expressions « rêve américain », « démocratie américaine », ont pris du plomb dans l’aile. Lisons Cummings, et elles reprennent leur envol. Merci, Demarcq.

 

 

 

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