Dominique Quélen-Matière par Tristan Hordé

Les Parutions

17 nov.
2025

Dominique Quélen-Matière par Tristan Hordé

Dominique Quélen-Matière

 

 

Certaines contraintes d’écriture (le sonnet, le dizain par exemple), d’abord propres à telle époque, ont été et restent des cadres commodes et qui les a adoptées en a fait usage à son gré, les sonnets de Baudelaire sont éloignés de ceux de Nerval. On sait qu’il est toujours possible de proposer d’autres contraintes que celles existantes ; Georges Perec, par exemple, s’est passé de la lettre /e/ dans La disparition, ce qui entraînait une cascade de modifications : le lecteur a affaire alors à une autre langue que celle qu’il pratique. Dominique Quélen, dans Matière comme dans plusieurs de ses livres, lui aussi invente des règles et, ce faisant, construit une langue à l’intérieur de la langue commune.

Le livre compte 8 ensembles de proses titrés ; le premier, "Écrire petit", ouvre une boucle qui se referme avec "Le langeage" : titres en miroir, chacun ayant un double sens : double sens de « petit » dans le premier titre, le second marquant que le corps, dès le début (dans les langes) ne peut être séparé du langage. La construction est rigoureuse : on lit deux séries de 24 poèmes avec deux poèmes par page de longueur sensiblement égale (peut-être faudrait-il s’assurer du nombre de signes…) et séparés par un blanc de dimension à peu près équivalente ; elles sont suivies, titrés "Bancals et malaisants", de 24 poèmes imprimés en continu, chacun avec un titre apparemment descriptif. Suivent deux ensembles construits comme les deux premiers, avant "Deux fois douze douzains de dodécasyllabes, mis en prose", donc encore 24 poèmes différents des premières séries mais liés à la troisième dont le titre de chaque poème est un dodécasyllabe, comme "Qui perd un frère ou une sœur n’a pas de nom" ; on retrouve ensuite la première configuration, deux fois 24 poèmes. On obtient ainsi la forme AABAABAA.

 

Cette enquête autour de la forme pourrait être poursuivie ; on note par exemple que dans un poème, certains nombres sont liés au nombre 24 et un mot à un terme de poésie ; ainsi, à propos d’un mort, « tu es rangé dans un cube. Une boîte. Un mètre douze de côté » ; on lit aussi un renvoi au jeu des nombres à propos d’une « course parfaite » : « deux séries de douze foulées chacune ». L’une des caractéristiques de Matière est justement de mettre en évidence l’« équilibre instable » (p. 72, 89) des choses du monde, instabilité d’autant plus visible qu’elle s’oppose à la fermeté de la forme. La matière elle-même fuit sous les pas ; l’eau plus ou moins stagnante est présente jusqu’à la fin du livre (« un pied s’enfonçait dans la vase », 116). Le langage lui-même, malgré l’apprentissage (« Parler, l’habitude une fois prise en demeure »), peut perdre à tout moment son équilibre ; il suffit d’une lettre, d’un son pour que les choses basculent, que l’on passe d’une matière à l’autre, que plus rien ne soit reconnaissable, « se confondent l’orge et l’orange, l’orage ». Il suffit alors de se demander comment épeler un mot pour saisir la relation étroite avec « peler » (une orange) », soit engager une destruction. Les mots semblent même interchangeables, au moins quand la construction du corps n’est pas achevée, « le vocabulaire enfantin […] colle et remplace les plaies par de la peau ».

Cependant, ce qui ressemble à un jeu formel est lié à ce qu’est le poème :

 

De mélose tirant mélope, tu inventes mélopement / qui se met à vivre. Une fois les règles de la langue et / du vivant définitivement enfreintes, tu n’as plus à les /  inventer, de mélopée te vient mélope avec naturel.  / Tu es là-dessous où les vers se font / naturellement / langue, poème à l’intérieur de la langue, chant / mêlant invention et opérations de langage.

 

Invention : le poème met en mots et fait donc exister ce qui n’est pas, créant avec la langue et ajoutant à ce qui est, « on franchit d’un bond ce ruisseau qui n’y était pas hier ». La langue autorise la transformation du monde en y introduisant chaque fois que nécessaire « la chose manquante », bien que non visible puisque seulement de mots. Chacun ayant un usage particulier de la langue commune, a sa « propre langue », chacun pourrait faire « d’une phrase un vers, d’un vers un poème ». Une quasi définition de ce qu’est un poème insiste sur cette particularité irréductible, « Poème = un entre-deux de langue = un écart = un langage et non un extrait seulement du langage » ; il s’agit bien d’un "espace" créé dans la langue, qui implique que l’on se retire des règles communes, que par exemple « le corps de la phrase » exprime « par sa torsion comme un linge enveloppe un bras ». C’est dire que la syntaxe normative n’est pas de mise, qu’on use de répétitions, des sens multiples d’un mot, etc., et la confusion des sons révèle parfois l’essentiel : dans ces vers « Quand l’œuvre que ceci cela, / l’œuvre de ta vie, on entend l’œuf c’est comme ça » — l’œuf, image de l’origine d’une vie, et l’œuvre aboutissement.

 

C’est là encore une image du double, ou plutôt d’une figure et de son reflet, qui court d’un bout à l’autre de Matière quand il s’agit du corps, de la symétrie des membres notamment. Mais aussi des pronoms, je/tu interchangeables, ou des frères dont l’un disparaît, « Tout le monde perd un frère, ou / soi-même on est le frère perdu. C’est très commun. » L’identité elle-même, ou plutôt ce qui socialement donne à chacun sa place, n’est pas entière, « Cette chose. Mon nom, dis-tu. Cette chose trouée au milieu. » L’unité est impossible dans le réel : chaque fois que l’on s’avance c’est pour être devant un trou ; cette image insistante envahit le livre et, pour commencer, elle est attachée à ce qui permet justement de la parler : « Voici ce qui tombe une première fois de la bouche en / accompagnant la parole encore informulée : un trou. » Bouche aussi comme trou, « trou du poème », phrase comme un corps, corps comme un sac et auparavant dans un « pochon ventral » où l’on se trouve « noué, absorbé dans la tâche obscure d’en sortir ». Parmi d’autres motifs, la mort s’impose dès les premières pages avec un noyé et un chien crevé et l’on apprendra que « C’est sain, c’est simple, c’est normal d’être mort ».

 

À la suite des poèmes, une note indique au lecteur qu’un autre volume complètera un triptyque commencé avec Une quantité discrète (Rehauts, 2022) — le projet relancerait ce qui semblait achevé avec le dernier poème : c’est  la fin du double devenu un, de l’image et de son reflet, et tout se ferme avec le mot « rien ».

 

 

 

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