Jacques Lèbre, Les carrefours ou les regrets par Tristan Hordé
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« Que sont-elles devenues ? »
L’autobiographie aujourd’hui prend les formes les plus diverses, du Journal, qui le plus souvent conserve ce que l’auteur(e) juge publiable, au roman où le "je" se donne plus ou moins clairement pour un double de l’auteur(e). Jacques Lèbre a choisi de revenir, dans douze poèmes en vers libres, sur quelques rencontres — non datées — avec des femmes, aimées parfois fugitivement ou simplement croisées. Il pourrait sans doute citer Apollinaire, « Les souvenirs sont cors de chasse / dont le bruit meurt parmi le vent » : quand le temps a effacé le vécu, il se souvient et relate avec des imprécisions, des erreurs quelques moments de ces "carrefours" qui, parfois, ont changé pour longtemps ses jours. Il retient aussi des "regrets", ces moments d’hésitation qui font disparaître ce qui était possible, ces empêchements de la vie aussi où l’on pourrait changer de voie.
L’ensemble touche à ce qui est intime, cependant la pose lyrique est éloignée en écartant des poèmes le "je", comme si un narrateur extérieur s’adressait à un personnage, avec un "tu", et auquel il rappellerait quelques épisodes de la vie passée. À côté de ce procédé, Jacques Lèbre accroît la distance en rapportant une rencontre sans aucun pronom personnel, mais en en notant les lieux, du premier où quelque chose va se passer (« l’escalier gravi », qui aboutit donc à un appartement) au dernier, le plus anonyme qui soit (« l’aire déserte d’une route »), en accord avec le ciel nocturne qui semble illustrer la fin d’une liaison :
une étoile filante comme la traîne d’un amour
qui déjà disparaissait tout au fond de l’horizon
Les autres lieux du poème connotent la nécessité de dissimuler la liaison : « Une traversée matinale du Jardin des Plantes », une gare, « une autre ville, à l’abri sous un pont ». « Discrétion » de la liaison interdite, mais désir de continuer à la faire vivre par la parole quand les amants se séparent, provisoirement ou non, ce qu’indiquent le premier et le dernier vers semblables, « Un numéro de téléphone longtemps su par cœur ».
Il n’est pas indispensable de suivre les récits dans le détail : certaines rencontres sont seulement souhaitées, pour respecter une éthique (on ne trompe pas l’amie avec qui l’on vit) mais qu’une femme trompe, elle, son compagnon pour vivre quelque temps une vie parallèle, est accepté. Une liaison n’a été vécue qu’« en pointillé durant vingt ans », alors que cette autre est délimitée dans le temps, restreinte à « quelques rencontres épisodiques ». Plus intéressant peut-être pour le lecteur et la lectrice, le lien entre ces récits et des modèles littéraires. L’un d’entre eux se situe précisément dans la ligne de l’amour, de la rencontre amoureuse selon les surréalistes ; une femme, présentée comme belle, monte dans un bus et, rapidement, sort de son sac une revue de poésie, face à celui qui écrit des poèmes, ce qui semblait rendre obligée une rencontre — qui a lieu. On reconnaît là le "hasard objectif" à l’œuvre par exemple dans la Nadja d’André Breton, d’autant plus nettement qu’ici l’acteur du récit, « un peu déprimé », était « sorti pour qu’il se passe quelque chose ». Une dimension tragique, inattendue, qui accroît le caractère littéraire, clôt le récit ; s’il est noté qu’il n’y eut que quelques « rencontres épisodiques », le sort de la femme est souligné, « maintenant : sa tombe dans un cimetière parisien / et quelques pauvres cailloux sur le marbre noir ».
D’autres poèmes rapportent cet imprévisible des mouvements de la vie, le chaos dans lequel chacun vit, dans les rencontres amoureuses ou non, et Jacques Lèbre ne met pas de côté des "regrets". Le désir d’une relation peut être partagé à un moment et plus tard le sens s’en est perdu pour l’un ou pour les deux. Une liaison ancienne et depuis longtemps terminée pourrait « recommencer » mais les gestes ou les paroles attendus ne viennent pas, une autre fois les mots ne manquaient pas mais il fallait sortir de ce lieu mal commode qu’est une poste et « Plus jamais, plus jamais tu ne l’as revue ».
Les souvenirs sont toujours une reconstruction du passé, souvent erronée, pour les carrefours comme pour les regrets, et Jacques Lèbre en est conscient. Il en donne au moins un exemple ; s’adressant à une femme autrefois aimée, il lui rappelle qu’elle avait porté une jupe jaune, « Non, (…) elle n’avait jamais porté de jupe jaune ». C’est presque toujours le hasard, encore une fois, qui appelle le souvenir — une rue, une phrase — et ne ressurgissent des « limbes » que des « bouffées ». Ce qui domine, c’est la perte et chacun ne sauve que des fragments de ce qui peu à peu s’efface.