Rosa-Denise Le Dantec par Marie-Hélène Prouteau

Les Parutions

4 déc.
2025

Rosa-Denise Le Dantec par Marie-Hélène Prouteau

Rosa-Denise Le Dantec

 

Denise Le Dantec, une de nos grandes voix poétiques d’aujourd'hui, est à la fois poète et peintre. Sa double sensibilité artistique lui permet de dépasser la tension originelle entre ces deux pôles qu’analyse Yves Peyré dans Peinture et poésie : " Le livre est la terre natale de l'écrivain. Ce n'est pas avant tout le lieu de l'artiste.  Il est pour ce dernier un pays étranger, une surface énigmatique à apprivoiser".

C'est le recueil Rosa. Comprenons Rosa Luxemburg. Une Rosa aux multiples facettes, si complexe, si insaisissable. Évoquée dans ce livre étrange, inclassable, d’une totale inventivité. Un poème visuel. Fait d’une évidence de matérialité, signes langagiers, signes iconiques, signes graphiques se suivant, alternant jusqu’à toucher une limite, par moments, le quasi effacement du verbal.

Au lecteur de reconstituer les fragments d’une vie à nulle autre pareille. La petite fille de Zamosc en Pologne. La théoricienne écrivant L’Accumulation du capital et lisant Hölderlin et Goethe. La militante emprisonnée durant une bonne partie de la guerre de 14-18 dans les prisons de Berlin, Barnimstrasse, puis Breslau et Wronki, pour cause de pacifisme. La révolutionnaire, fondatrice de la Ligue spartakiste et compagne de lutte de Karl Liebknecht -dont une citation est donnée en exergue du chapitre « Ne pas mourir ». La femme assassinée en 1919, en même temps que lui, par les Corps Francs. Ces sbires qui, bientôt, se mettront au service des nazis. La couverture blanche du recueil avec la seule mention, « Rosa », en lettres rouges, dégoulinant de sang témoigne de la sauvagerie de cette mort dans le canal de la Sprée à Berlin. Inspirant le très beau « poème d’exil » de Brecht écrit en 1943 que Denise Le Dantec a choisi de placer en final :

« À ceux qui naîtront après nous

Vous qui émergerez du flot

Dans lequel nous aurons sombré

Pensez

Quand vous parlerez de nos faiblesses

Aux sombres temps dont nous sommes sortis […] ».

L’on sait qu’il existe un poème de Paul Celan sur cette mort de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht et le Landwehrkanal, « Tu gis » (Du liegst).

Plus que tout, apparaît ici la femme pleine du désir du monde, amoureuse de la nature, des oiseaux et des fleurs. Celle qui écrit de sa prison : « Tsvi-Tsvi… Maintenant je suis comme le roi Salomon = je comprends la langue des oiseaux ». Celle qui nous laisse un superbe Herbier de prison en sept cahiers, ainsi que le « Calendrier de prison » tenu par elle. Denise Le Dantec a tenu à placer en incipit du recueil une page de ce journal carcéral. Juste après l’exergue qui est un extrait d’une des nombreuses écrites de prison à sa secrétaire et amie Mathilde Jacob :

« C'est le chant des mésanges charbonnières que j'imite si bien qu'elles accourent aussitôt. Et figurez-vous que dans ce « tsvi-tsvi » qui, jusque-là, fusait clair et fin comme une aiguille d'acier, il y a depuis quelques jours un tout petit trille, une minuscule note de poitrine. Et savez-vous, Mademoiselle Jacob, ce que cela signifie ? C'est le premier léger mouvement du printemps qui arrive. Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons - les mésanges et moi - au printemps à venir ! ».

 

Au fil des signes, tantôt iconiques, tantôt verbaux se dessine la belle et haute figure en résistance de Rosa Luxemburg. Une citation de Marx, « Hic Rhodus, hic salta ! », voisine étrangement avec le dessin de la chatte adorée, Mimi, réalisé à la pointe du fusain par Denise Le Dantec. Une suite de signes « tsvi-tsvi » exprime le chant des mésanges écouté à la fenêtre de sa prison précède un drapeau rouge. Plus loin, c’est le souvenir de la vie berlinoise de Rosa : « L’appartement de Südende où viennent les amis ». Nœud de vie amical et amoureux, rendu en une sorte de quatrain tout simple, fait de douze prénoms. On y trouve « Sonia » -Sonia Liebknecht l’épouse de Karl. « Luise », l’épouse de Karl Kautsky. « Hans » Diefenbach, le dernier amour de Rosa Luxemburg qui meurt au front en 1917. Ainsi que neuf autres prénoms de ses amis.

 

Dans le chapitre final, « Ne pas mourir », un signe iconique en forme de flux aquatique vient suggérer le funeste Landwehrkanal. Et une calligraphie digne d’Apollinaire illustre le lieu de l’ultime arrestation, l’Hôtel Eden.

 

Dans ce recueil, le travail plastique, on le voit, se revivifie sans cesse.

Ce qui frappe, c’est la connivence entre la poète-peintre Denise Le Dantec et Rosa Luxemburg. Entre la philosophe-poète, éprise de nature et un peu sorcière et l’icône révolutionnaire que l’on découvre si sensible à l’humain, au vivant, aux animaux. Connivence qu’illustre parfaitement cette énumération par Denise Le Dantec de villes martyres d’hier et d’aujourd’hui, alignées sans ponctuation et en caractères gras : « Vilka Auschwitz Katyn Marioupol Boutcha Gaza Dresde Babi Yar Alep Verdun Srebenica Beyrouth ».

Pour reprendre Yves Peyré, Denise Le Dantec, avec Rosa, a  réussi à apprivoiser ce qu’est la page pour l’artiste « un pays étranger, une surface énigmatique ». Un petit regret : que ce travail en amitié et en connivence n’ait pas suscité de la part de l’éditeur un format plus grand. À la mesure de ce qui s’y joue. Car il passe dans ce recueil ce qui est essentiel à nos vies, l’attention au vivant, à l’injustice, la joie de vivre, l’amitié, l’amour, la quête de la beauté.

                                       

 

                                       

* Voir à ce propos Herbier de prison 1915-1918, texte établi, traduit et préfacé par Muriel Pic, éditions Héros-limite, 2023. Un remarquable travail
d’archives florales et poétiques.

                                                             

 

 
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