Velimir Khlebnikov- Poèmes (1908-1922) par René Noël
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Sons et nombres
Christian Mouze fait débuter cette nouvelle anthologie en français des poèmes de Velimir Khlebnikov - né en 1885 à Maloderbetovsk, Toundoutovo après 1917, du gouvernement d'Astrakhan, en 1885, élevé dans les steppes kalmoukes, puis en Ukraine ... son enfance fut extrêmement heureuse * son père étant pédagogue, naturaliste, ornithologue et sa mère historienne, proche dans les années 70 du 19 e siècle, des milieux révolutionnaires, puis à Kazan, où il étudie les mathématiques, les sciences naturelles jusqu'en 1908 - par la traduction de ces vers, Bobéobi, aussi fameux que le sonnet des voyelles d'Arthur Rimbaud. B ou la couleur rouge vif, c'est pourquoi les lèvres sont bobéobi ; Vééomi - le bleu et c'est pourquoi les bleus ; Piééo - le noir. * note Khlebnikov dans ses carnets. *
Bobéobi se chantent les lèvres,
Vééomi les yeux se chantent,
Piééo, ce sont les sourcils,
Liééo, pour l'apparence,
Gzi'gzéo, se chante la chaîne.
Ainsi sur la toile peinte des correspondances,
Hors dimension, le visage a pu revivre.
1908-1909
Ou tu te vois saisi, les lèvres juste écloses, à la venue du jour d'un frisson résineux, Ivan Jdanov cite ces vers de Mandelstam en 1994, dans une interview, et ces deux mots miel flûtier, de Khlebnikov. où Tout est dit : la fluidité, l'harmonie, la douceur, la transparence...** Lèvres d'Ossip Mandelstam dites par Varlam Chalamov - Récits de la Kolyma, Cherry-Brandy, éditions Verdier, p. 107 -, Mais quand on lui mit dans la main sa ration de la journée, il la saisit de ses doigts exsangues et pressa le pain contre ses lèvres., décrivant l'agonie de Mandelstam en déportation aussi bien que Tolstoï celle du prince André dans Guerre et paix, grand admirateur également dans sa jeunesse, des écrits de Khlebnikov. Ces lèvres de Mandelstam qui remuent dans le gel de son exil à Voronej en 1937, disent les vers cueillis sur la bouche du poète et mémorisés par Nadejda Mandelstam à mesure qu'il les murmure, lui dont l'art se rapproche alors de plus en plus de celui de Velimir Khlebnikov, poète futurien, d'après l'expression de Jean-Claude Lanne : Khlebnikov saisit l'objet dans sa double épaisseur temporelle, dans son passé et son futur simultanément, et cette surimposition des temps différents expulse le phénomène décrit hors de son site familier et le fait apparaître comme l'exemple local d'un paradigme éternel ***. Le poète ne compose pas tant des poèmes, disent de lui nombre de poètes et de critiques littéraires de son époque à aujourd'hui, qu'il établit de nouvelles constellations qui dépassent de loin le fait littéraire, incarnent pour tout un chacun l'ère nouvelle, une modernité préparée de longue date en art par les acméistes et en politique par les socialistes du dix-neuvième siècle désirant l'égalité et la liberté.
Le mot, chez Khlebnikov, n'imite pas la vie : il est la vie même écrit Christian Mouze dans son introduction. Son anthologie situe de fait l'art de Khlebnikov au cœur de l'Âge d'Argent. Alors que le jeune étudiant, après l'épisode de son emprisonnement en 1906, soit un an après la Révolution de 1905 - que lui et une grande partie des russes tiennent pour matrice du renversement du pouvoir du Tsar en 1917, évènement qu'il a prédit -, vient en 1908 proposer aux dissidents de l'acméisme de L'Académie du vers, ses poèmes. Tout mot a son souffle propre et devient. Organisme vivant aussi bien que n'importe quel individu végétal, animal, humain qui constitue, dynamise le paysage, la géographie étant aussi importante que l'histoire mythique, l'histoire individuelle ou événementielle, aux yeux du poète. Cette conception change radicalement non seulement les positions du je et du nous, leurs contenus et leurs rayonnements, mais surtout rend caduques toutes les séparations entre théorie et pratique, espace et temps. Et ceci sans préméditations, au seul contact des phénomènes et de la matière concrète, précise le traducteur. L'une des particularités les plus caractéristiques de la création verbale de Khlebnikov consiste à trouver de nouvelles nuances sémantiques et affectives en rattachant différents suffixes au radical d'un mot (Nicolas Khardjiev et Vladimir Trénine, La culture poétique de Maïakovski, traduit par Gérard Conio et Larissa Yakoupova, L'Âge d'Homme, p. 161).
L'anthologie proposée par Christian Mouze faite de poèmes courts et narratifs inédits, ou présentant d'autres versions de poèmes auparavant traduits, tient le vers khlebnikovien pour classique. Aussi bien que la Volga et Kazan se trouvent au carrefour des paysages et des cultures d'orient et d'occident, l'art de Khlebnikov inspire, du dadaïsme, du surréalisme, de l'imagisme au lettrisme d'Isidore Isou bien des poètes et des courants littéraires jusqu'aujourd'hui. Instantané d'une évolution jumelle de la relativité Dimanche. Tournant du nombre au mot. note le poète en 1922 ****, soit le réel même peint par son contemporain, Kasimir Malevitch. Tout refus de l'évolution, des dialogues des sons, de leurs fréquences et des lois de leurs éclipses et de leurs résurgences, qu'il soit tyran ou tyrannisé, pieds et poings liés aux anciennes lois déterministes, se prive autant d'air que d'aire, s'irréalise et court à l'échec. C'est ainsi au lieu de la confluence de ces deux mondes séparés des nombres et des mots, vers la langue stellaire *****, que nous invite le traducteur de ces vers.
Comme il est bien de voir ici
Haleter une jeune ondine
Qui rampe au sortir de la forêt,
Pour laver avec tant d'attention,
Et d'un peu de pâte d'un pain blanc,
La loi même de gravitation !
(début 1922)
* Luda Schnitzer, Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, Pierre-Jean Oswald, 1967
** Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle, YMCA-Press, 2020
*** Jean-Claude Lanne, Vélimir Khlebnikov, Zanguezi & autres poèmes, Flammarion, 1996, p. 26
**** Khlebnikov, Oeuvres de Khlebnikov de 1919 à 1922, traduit par Yvan Mignot, comprend les poèmes, les proses, des lettres, les écrits à vocation scientifiques, les tables du destin, la poésie stellaire, par ordre chronologique, Éditions Verdier, 2017
***** Vélimir Khlebnikov, Des nombres et des lettres, Traduction et préface d'Agnès Sola, l'Âge d'Homme, 1986