Philippe Blanchon, Stefano dans les Marches par René Noël
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Un héros de notre temps
Rien n'est décidé. Le poème s'écrit vers à vers. Aux jours de son plaisir / Il y aura une fenêtre. Tais-toi. / Nul pour appeler ; il est sans mémoire. Silence en dessous, pas même / Les feuilles des tilleuls / Plantés dans la boue. / C'est heureux de mourir / Inconscient dans le bleu du ciel (p. 8). Philippe Blanchon épouse au plus près la parole portée par le vent, la poésie va, immédiate, traversant les trois époques du temps, Un ciel triple, semblable / Au ciel désolé. (p. 11)
Les cycles, les tours et les retours des rythmes vivent des nouvelles positions des contraires, l'instant et l'éternité tombent la veste de leurs cécités vis-à-vis de l'histoire, de la découpe du temps. Stefano a pour contemporain, ancêtre et correspondant devant lui, Jan de la Nuit jetée (2005), premier de cordée d'une physique qui peint l'oubli et la mémoire selon des voies et des vues inédites, Perdre sa voix dans un filet / De lumière dans la clarté de la mer. (p. 9)
Tryptique, Castelraimondo, Poèmes de stefano, De Pérouse à Civitanova, chaque partie, mouvement de ce livre, est faite de neuf poèmes, soit les cinq doigts d'une main servant à peindre le polyptique / Guidalotti de Fra Angelico (p. 31) observé par Stefano, et les quatre saisons formant l'anneau, l'année. Neuf, chiffre proche de l'unité à la fois redoutable, sources de toutes les promesses de paradis et de toutes les forfaitures, et espace nécessaire à l'épanouissement du désir de toute forme de vie adonnée à ses devenirs, à ses utopies, à ses émancipations décuplant les forces d'Achille et de ses compagnons de fortune et d'infortune sur le champ de bataille de l'Iliade dès qu'elles sont menacées d'anéantissement. Ensemble lié à l'image exposée des retables, à un art du vitrail, ces champs d'expérimentation des couleurs et des perspectives permettent au poète d'actualiser la parole poétique sans qu'elle doive se renier, se couvrir de cendres.
La première partie de l'ensemble situe le héros, témoin anonyme et capital du passage du temps, en route vers sa moitié quittée. Observateur et acteur d'une mutation d'Un ciel triple, semblable / Au ciel désolé. (p. 11) , le dernier poème actant un chaos, une déroute, une peste d'un type nouveau affectant jusqu'aux lois naturelles, Le rire affole même les rats sous la tonnelle, / Ils sont prêts de voler / Depuis le lierre, la vigne, le lys / Qui se dresse chaque été dans son ornière., à l'heure d'un déluge peint par un Jérôme Bosch où les lois de l'apesanteur et les forces centrifuges et centripètes s'oublient.
La seconde partie expose le laps, la vie, son cours et ses aléas, Stefano à son miroir, ses regards sur soi révélant les dehors, la nature et les faits d'armes des uns et des autres, le héros immergé dans la violence d'état impersonnelle, et hors de contrôle, Il avait repris la route sans ne penser / Qu'au long défilé des arbres et des champs. / Les usines et les terrains vagues renvoyaient / L'image se scènes de crimes, de terreur, / De crimes et de terreurs politiques et / De violences sexuelles contraintes ou consenties. (p. 30)
Les manifestations de ce qui reste constant, inaltéré, mais jamais sous les mêmes apparences, ni selon les mêmes mélanges et proportions au gré des circonstances où naît l'action, n'en sont en rien anéanties, mais trouvent leurs jalons, leurs mesures et leurs perspectives dans l'art exposé de Fra Angelico. Soit un art de sentir, de deviner, de percer à jour des humains, l'artiste, le peintre, le musicien alliés du poète, ayant les sens en éveil, épousant la clarté, la transparence du rayon, son évidence où se lèvent les couleurs fondamentales, libératrices, émancipant toutes inventions de ses maniérismes.
La troisième partie situe l'action à partir d'une lecture du polyptique Guidalotti de Fra Angelico ci-dessus cité. Les répétitions, les retours, les surgissements singuliers inaugurant de nouvelles formes d'organisation de l'énergie, indiquent l'histoire. Si chronique il y a, ce ne peut être qu'un moyen concret, pratique d'exposer les substances, les sons liés au sens, de la même façon que les pigments, les proportions, les positions des objets peints priment aux yeux du peintre Sur la gauche et sa disparition à droite où une triple exécution / Est arrêtée d'un bras sûr par le Saint. Le point de fuite / Est suspendu par cette main et la lumière de gauche / Suit les bâtiments qu'auraient pu peindre un Juan Gris / Et avant eux un Giotto avec des herbes au sol figées / Comme dans un herbier d'une symbolique oubliée. (p. 34)
Jachère du temps, le poème écrit les altérations des répétitions et des libertés libres insoumises de notre ère délétère en décomposition, en formation, L'adieu après les luttes et les blessures, le temps / Ne gagnera qu'à être sans mesure, étant toute mesure. (p. 38)