Un arc-en-ciel, suivi de La fille sans oreille, de Zoé Besmond de Senneville par Pierre Gondran dit Remoux
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Artiste, poétesse et comédienne, Zoé Besmond de Senneville a vécu, adulte, une graduelle et irrémédiable transition du monde des entendants au monde des malentendants, transition dont elle documente par ses écrits et ses performances les conséquences physiques, intimes, artistiques, sociales, dans notre « civilisation de l’écrit » où l’oralité est omniprésente. Précisément, une des tensions en jeu dans son travail actuel est, je crois, qu’à cette oralité la poétesse ne renonce pas. Ne pas quitter tout à fait cette rive, ne pas se résoudre au seul langage écrit (à la seule scribalité, pour le dire le plus précisément possible, l’autre rive du fleuve langage), c’est ainsi que je comprends son travail d’écriture, qui se présente comme le médium des métamorphoses de l’oralité de « la fille sans oreille ». Aussi ses performances scéniques ne sont-elles pas seulement un changement de mode d’expression — simple adjonction autonome à un écrit lui-même autonome — : elles sont la naissance du texte, la résolution de sa capacité, l’expansion soudaine de la puissance accumulée dans l’écrit en vibrations que la matrice des voies aériennes supérieures modèle — air sculpté abandonné définitivement à l’hors soi, sans retour auditif ou si peu.
« Un arc-en-ciel », premier texte de ce court recueil (bookleg dont maelstrÖm reEvolution s’est fait spécialiste), prend pour prétexte la description d’un rêve pour déployer cette synesthésie de la parole imprimée et de la typographie vibrante. Hésitation, répétition, progression linéaire du récit établissent une complicité avec le lecteur à qui le rêve est confié en simplicité : il ne s’agit pas tant de lire ce texte que de l’entendre. Le livre est bouche, l’œil est oreille. L’écrit peut alors chuchoter, là où la gradation des seuils entre silence et cri est appauvrie.
Dans « La fille sans oreille » sont approfondies les ambivalences : tristesse de la perte, accueil du gain dans d’autres modes de la sensorialité (« Sa peau plus dense / Voudrait oublier / De n’avoir jamais / Entendu »). La disparition des modulations fines de la voix de l’autre, ses façons de la poser (« La fille sans oreille n’en entend plus qu’une / La voix projetée / Fort »), précipite un deuil toujours en cours. La courbe de la perte en décibels est tout autre chose que ce que la médecine en dit :
C’est une montagne
De laquelle elle glisse
Sans luge
Nue
Les mains glacées
Elle voudrait revenir en arrière
Regrimper en haut de la montagne
Elle ne peut pas
L’autrice évoque avec puissance comment se déploie la vie sentimentale entre la « fille sans oreille » et l’« homme avec oreille », ses enjeux, ses difficultés, ses attentes, ses frustrations :
Sans oreille
Peut-elle être femme
La vie peut-elle
Être sans oreille
La fille peut-elle
Être femme
Bien sûr, de la sensorialité, quel qu’en soit le mode, naît la sexualité (« Entendre voix de l’homme toucher peau »), mais quelle peut être la profondeur, l’authenticité d’une relation si asymétrique (« Fille sans oreille rencontre homme / Oreille artifice homme artifice ? »). La fille sans oreille présente ses appareils auditifs à l’amant. Elle lui dévoile cette artificialité qui fonde son rapport au monde et, surtout, dont elle craint qu’il fonde le regard de l’homme sur elle (Elle / Les lui montre / Les lui présente à lui / (les trucs) / Elle / Robotisée ») — ce thème du rapport médiat et machinique au monde, tout à la fois solution à la différence et révélateur de la différence, est aussi précieux que rare en poésie. Machines déposées, la voilà dans la nudité de sa défaillance :
Et en face de lui
Défaillante
Et en face de lui
en chute libre
Et en face de lui
Han di ca pée
Et en face de lui
En danger
Et en face de lui
Sans oreille
Et en face de lui
Si sensible
Et en face de lui
Écorchée
Et en face de lui
BLAAAA
Il faut avoir la chance d’entendre Zoé Besmond de Senneville lancer sur scène ce « BLAAA » : vous ressentirez l’onde des lettres capitales faire vibrer l’étrier, la graisse de l’encre faire s’abattre le marteau sur l’enclume, la longue voyelle se précipiter dans l’enroulement de la cochlée, fraction de seconde purement physique avant l’interprétation par votre cerveau. Notre émotion poétique naît aussi de la générosité absolue de ce don sonore de la « fille sans oreille » à nous autres « avec oreille ».