Le champ de la plinthe, Dominique Quélen par Pierre Gondran dit Remoux

Les Parutions

14 mai
2024

Le champ de la plinthe, Dominique Quélen par Pierre Gondran dit Remoux

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Le champ de la plinthe, Dominque Quélen

Poétique du contre-monde

Dans Le champ de la plinthe, l’unité de base de la composition choisie par Dominique Quélen est un bloc de texte de cinq lignes. Trois cent cinquante de ces blocs sont disposés par groupe de quatre par page, espacés par trois intervalles de blanc d’une taille exactement équivalente à la hauteur d’un bloc. Ces données formelles quantitatives s’avèrent essentielles car, objectives, elles nous aident à ne pas perdre pied. Oui : perdre pied dans la langue. Pourtant, les thèmes récurrents qu’on repère dans ces textes — la forêt, le paysage, la verdure, la couleur rouge, les quantités (mètres, mètres carrés, minutes…), la neige, l’eau, la douleur… — sont autant de signifiants relevant du langage le plus courant : pas de lexique rare, ni de procédés délirants (glossolalies, néologismes, fatrasies drolatiques…), ni de syntaxe échevelée ou incohérente. Toutes les propositions énoncées respectent la grammaire la plus pure. Néanmoins l’étrangeté est partout. Le lecteur est plongé non pas dans le non-sens patent reconnu comme tel, mais dans une langue dont le sens lui échappe « de peu » : le texte est gorgé d’un sens qui glisse sans cesse entre nos doigts.

 

L’horizon redevient horizontal. Vous soufflez sur des outils pour former une ombre. Vous l’obtenez. Nous voulons mesurer puis vous mettez toute votre langue dans votre bouche qui ferme bien. Voici la pierre jetable. L’ensemble dure cinq minutes. Des promeneurs vont. Je communique de la précarité et le secret d’un délicieux animal à partir de rien.

 

Un animal se déroule tout seul derrière la porte. Nous sommes à un examen. Des pierres vont dans un champ. La beauté de la situation te paralyse. Tes observations du monde sont à zéro ou valent zéro. Tu caches des viscères dans ton pantalon. Tout le déroulement de l’animal à la porte reste correct. Nous n’avons aucune coupe de cheveux. L’eau fuit.

 

Ce que nous devons faire s’inscrit sur le côté du sac de surplus. Un matin j’atteins tranquillement la rivière. Beaucoup de clarté domine. Les objets sont survoltés. Nous nous additionnons pour mieux obtenir ou avoir lieu avec plus de souplesse. Aux crochets sont pendus des animaux écorchés. J’aime devoir prendre l’aspect d’un bœuf ou d’un cheval.

 

Voici un ensemble de pas d’oiseaux dans la neige. Il manque du ciment dans les murs. Tu en apportes volontiers. On ne voit pas le petit mouvement des yeux. La numérotation de la douleur est nouvelle. La neige arrive en troisième position sur le sol. Les champs avancent de travers et nous avons trop vécu en touristes. Un mètre carré est un endroit.

 

À côté de prédications sensées et ponctuellement rassurantes (« Ça veut tout dire » « La neige cesse » « Ça va » « Ça a lieu » « Un chien traverse »…), abondent des propositions ne signifiant rien de raisonnablement partagé entre le locuteur (l’auteur) et le destinataire (le lecteur). Le hiatus est majeur entre le système lexico-syntaxique, toujours valide et élémentaire, et la signification du discours, qui nous jette dans la perplexité.

Ce hiatus a été théorisé par le linguiste Émile Benveniste (1902-1976) comme inhérent au fonctionnement de la langue : « Du signe à la phrase il n’y a pas transition […]. Un hiatus les sépare. Il faut alors admettre que la langue comporte deux domaines distincts, dont chacun demande son propre appareil conceptuel. » D’un côté la sémiotique, reposant sur la théorie saussurienne du signe linguistique, de l’autre le domaine sémantique, qui est celui de la phrase en discours : « La phrase, création infinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action. […] avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l’expression est le discours. » Ceci fonde sa théorie de l’énonciation comme processus de « sémantisation de la langue ». Un des critères formels de toute énonciation est la référence à la réalité : « Dans l’énonciation, la langue se trouve employée à l’expression d’un certain rapport au monde. » Et la condition de cette énonciation est « la possibilité de co-référer identiquement, dans le consensus pragmatique qui fait de chaque locuteur un co-locuteur ».

Mais dans la langue en action de Dominique Quélen ce consensus pragmatique vole en éclats. Au-delà du hiatus structurel, il se passe autre chose. Cette autre chose c’est également Benveniste qui nous aide à la saisir. En 2011 ont été édités par Chloé Laplantine plus de trois cent feuillets manuscrits que le linguiste avait consacrés à « la langue de Baudelaire » : cette œuvre inachevée fondait ni plus ni moins une théorie du discours poétique. Ainsi — je m’appuie ici sur l’analyse qu’en a fait Jean-Michel Adam en 2012 —, on y lit que le discours chez Baudelaire utilise « les mêmes procédés linguistiques, la même matière linguistique que le discours usuel ». Si, dans la « langue ordinaire », « le langage s’identifie à la pensée qui organise la réalité, et la réalité est comme pénétrée de langage », en revanche « dans l’univers poétique, ce n’est pas la même réalité […]. Le poète fait une expérience neuve du monde et il la dévoile par une expression également neuve (bien que matériellement identique à l’autre) ». Voilà qui résonne avec le travail de Dominique Quélen, dont le discours réfère à une réalité qui n’est pas la réalité commune. Quelle est cette réalité alternative pour Benveniste ? « Le poète fabrique lui-même sa référence, qui est son monde intérieur, et en conséquence il fabrique lui-même les “signes” (ou icônes) qui s’y réfèrent selon une relation neuve. » Selon la poétique de Benveniste, « la réalité à laquelle [la langue des poètes] se réfère est donc leur expérience vécue <émotive> de la réalité » et le discours déploie un « véritable contre-monde ou ultra-monde ». Ce contre-monde poétique est intérieur. L’affaire de Benveniste est donc le discours de l’émotion et ses moyens, différents de ceux du discours prosaïque. Nous voilà soudain démunis… La réalité à laquelle se réfèrent les textes de Dominique Quélen, si elle est bien alternative, n’est pas pour autant « intérieure » : c’est bien d’un contre-monde extérieur qu’il s’agit. Serait-ce un de ces mondes parmi l’infinité des mondes possibles de la « théorie des mondes multiples » ? Ceux-ci sont régis par la physique commune et ne sont que des arborisations différentes d’événements. Or, le monde référé par la langue de Dominique Quélen nous confronte à une étrangeté plus profonde, pas simplement à une chaîne d’événements relevant de l’écriture fictionnelle : il y a une véritable poïèse, la fabrication d’un monde découpé nouvellement par la langue.

S’il démontre par l’absurde à quel point la notion de référentiel commun est fondamentale dans l’énonciation quotidienne, ce texte vertigineux porte surtout une leçon étonnante qui est que le langage prosaïque commun n’est ajusté que de très peu à notre réalité partagée : un agencement à peine modifié suffit à basculer dans un contre-monde inouï. La pertinence du discours (c’est-à-dire tout ce qui permet d’inférer l’intention communicative du locuteur) s’avère d’une grande fragilité et notre langue, qu’elle soit quotidienne ou poétique, est très fortement corsetée par l’obligation de rendre compte d’un référentiel partagé (extérieur ou intérieur). Certains, comme Dominique Quélen, lui rendent sa liberté.

 

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