André Ughetto - Mes années Char par Marc Wetzel

Les Parutions

1 août
2025

André Ughetto - Mes années Char par Marc Wetzel

André Ughetto - Mes années Char

 

 

   Une "lumière glissée sous la porte", c'est l'exact contraire d'un projecteur, même bas et tamisé : elle n'est pas là pour nous éblouïr, elle ne prétend pas même nous éclairer. Elle signifie seulement que quelqu'un est là, derrière la porte, qui s'éclaire lui-même. Qui s'éclaire, non pour s'éclairer (Narcisse aurait laissé ouverte sa porte), mais pour mieux faire ce qu'il a à faire, pour travailler de près à ce qu'il voit, touche ou rédige, pour veiller plus efficacement. Sauf ruse ou exception, une telle lumière ne veut ni déranger ni être dérangée, ne prétend ni donner l'exemple ni en accueillir un : elle témoigne seulement de ce que quelqu'un a besoin de lumière pour mener à bien son labeur propre, son oeuvre domestique. C'est comme une aura, involontaire, dont on n'aurait qu'une lamelle; une confidence légère mais insistante, furtive mais continue, fuyante mais stable. Le couloir reste obscur, mais indique où l'on en est de lui : c'est un jalon pour les pieds, qui laisse au passant la tête libre, et le cœur curieux. Un "doux éveil" (celui de la culture, pour quelqu'un de milieu modeste) restant décisif, même s'il déçoit, et qu'on garde en soi, même s'il filtre d'une porte qu'on viendrait de nous claquer au nez. Et justement : l'encore jeune Ughetto s'est pris un jour l'huis Char en pleine face (ou, plus fidèlement dit : la lourde Char sur la tronche), l'aimable compagnonnage artistique se terminant en colérique et humiliante fin de non-recevoir. Mais les Jupiter passent, leurs rais de foudre restent. Et continuent d'inspirer, sous la porte qu'il a miséricordieusement refermée derrière lui, l'admirateur  assez vivement remercié !

    André Ughetto, 19 ans en 1961, accompagne, à l'Isle-sur-Sorgue, un voisin maçon venu effectuer des réparations dans la maison récemment acquise par René Char (double prétexte : le grand-père d'André avait bien connu le père de René ; André commence des études de Lettres que Char pourrait peut-être guider). Et puis, par un oncle artisan, André avait rencontré un beau quart d'heure Camus, autre voisin, quelques mois avant sa mort début 1960 - et l'amitié de Char et Camus, connue de toute la région, ouvrait aisément la discussion. Ughetto, cinéaste et dramaturge avant (chronologiquement) d'être poète, proposera bientôt à Char un projet de film ("La mémoire du feu") illustrant son œuvre, et des lectures publiques d'extraits d'elle - l'un et les autres un jour violemment (et sans appel) interrompus par la soudaine sortie du poète (déçu, comme on va voir, d'une répétition gâchée par un très fort mistral) en une brève et impitoyable scène, que voici :

 

"René met la tête dans ses mains comme pour se boucher les oreilles. La catastrophe est imminente. Il arrête le jeu avec sa canne. Il m'interpelle : "Ughetto, venez ici". Je m'avance gravement et très penaud je balbutie :"C'est un ratage, je sais, mais dû aux circonstances ; hier c'était bien mieux". Alors j'entends des mots terribles que je voudrais ne pas me remémorer mais qui vont me poursuivre :"Je ne peux cautionner cette représentation. En plus tous vos acteurs sortent de ce qu'ils appellent un "Mini-Théâtre". Mini, oui, pour des minus. La seule chose à faire est que samedi, vous affichiez un placard où soit indiqué votre amateurisme. Vous avez cru devoir m'honorer, mais le déshonneur serait que j'approuve ce spectacle vraiment très mini. Annoncez que je ne serai évidemment pas présent. Coulez sans moi. Vous êtes le capitaine du désastre" (p.113).

 

On voit que, question théâtre, Char était lui-même un improvisateur doué, sûr de ses forces et de soi. Tout, logiquement, en resta donc là.

   Ce livre (franc et émouvant) de souvenirs montre pourtant que tout avait bien commencé, et s'était utilement déroulé. Char s'y confie avec justesse : "Il faut toujours ménager une part d'obscurité dans les poèmes. C'est le meilleur moyen de les faire relire par ceux qu'attire le mystère" (p.31). S'il y rabroue certains, c'est avec une élégante autorité : "Char (on est ici fin 1968) se mit à insulter les maoïstes pour lesquels il n'avait que mépris. "Vous qui êtes professeur, ajoutait-il, je ne vous souhaite pas de connaître le jour où toute votre culture, que vous essayez de transmettre pour arracher vos élèves à l'esprit du troupeau, sera considérée non plus comme un instrument de libération mais comme un moyen d'asservissement. Alors vous serez cloué au pilori comme Vilar, par des ignorants satisfaits d'eux-mêmes" (p.38). Il recommande ainsi à Ughetto de rester coopérant au Maroc en lui écrivant qu'"ici (en France) rien n'est possible. L'enseignement est scié à ras" (p.39). Char lui commente aussi sa rencontre-surprise, émue, avec Marilyn Monroe (et Arthur Miller) : "Désir demeuré désir - oui, pas toujours, mais souvent (...) Les gens que l'on peut aimer ne sont souvent que des passants, comme la "Passante" de Baudelaire" (p.67). Il sait aussi indiquer à son jeune ami metteur en scène en quel lieu et à quelle saison dénicher au mieux l'alouette ou le serpent dont celui-ci a besoin (p.82). Char offre de se définir parfaitement ("Je suis un gnostique athée", p.104), mais laisse sans réponse une dernière missive de notre auteur, comparant pourtant, avec respect et bonhomie, la cassure de leurs relations à "une chute d'aérolithe sur une véranda" ...

  André Ughetto, d'une constante probité (il ne souligne jamais la complète absence d'humour de Char, et ne suggère jamais, animé d'une durable et profonde admiration, ce qu'il y a aussi de péremptoire charabia, d'interminable laconisme et d'orgueilleux solipsisme chez l'ami René : "Char est charmant, disait Ungaretti, cité par François Crouzet - quoique ses poèmes font parfois l'effet de couilles empaillées ou de fatras en liège"), et devenu délicat poète et chroniqueur littéraire avisé, est un homme à l'âme équitable et au jugement juste. Dans son recueil "Rues de la forêt belle" (Le Taillis Pré, 2004), on devine aisément l'homme sincère (notre recours au mensonge, confie-t-il p.130, indique que "la peur est dans sa nudité"), lucide (qui ne se cache pas "ce volcan noir au cœur de l'île Ego", p.158, et avoue qu'au fond de chacun de nous dragon et gardien ne font sans doute qu'un), mais surtout humble et courageux : humble car, s'il aime à se découvrir lui-même, c'est à neuf, intéressé seulement par ce qu'il n'aura pas encore compris de soi ; courageux car Icare, en audacieux "aérolithe" de l'idée, ose, écrit-il (p.135) aller vers son soleil et sa catastrophe, préférant déchirer la mer de sa tranquillité à s'y prélasser sans risque. De l'ombrageux et sagace Char, il aura sans doute appris le véridique chemin de Damas, celui, écrit Ughetto (p.177), où l'on n'est jeté à terre que par son propre poids, en un choc qui n'est rien de vertical, où le ciel n'offre d'éclairs bénévoles qu'au-dedans de nous ! On ne peut qu'aimer ce poète aux images certes "classiques" ou contenues, mais vigilantes et pleines ("le soc d'un train soulève des collines rousses", dit-il d'un trajet, ou de la baie d'Alger : "c'est le choc/ l'assiette de la mer/ qu'on vous lance au visage" ...), qui savent se réjouir de certains jours "parrainés par les dieux", où des regards mutuellement favorables réussissent à renégocier "la gloire de vivre" (p.160).

  "Pour voir la nuit, il faut être éveillé" (la porter à dos d'homme, et en emplir des yeux rouverts) disait Char, et c'est ce que fait notre auteur pour discerner aussi la nuit de René Char lui-même. Deux autres écrivains (Philippe Jaccottet, et Christian Guez, lui montrant exemplairement comment en poésie le réel saura renaître du langage), et un facétieux savant (Paul Veyne, autre interprète, et lui aussi admirateur malmené, de Char !), tous trois ardemment rencontrés et généreusement célébrés, complètent ici ces "Années Char", qui nous instruisent et enchantent. Et voient, devant et pour nous, délicieusement clair.

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