Guillaume Métayer-Amis devenus par Marc Wetzel
- Partager sur :
- Partager sur Facebook
- Épingler sur Pinterest

Guillaume Métayer est un auteur subtil et malicieux, mais aussi profond et émouvant. "Amis devenus", qui contracte en son titre la complainte de Rutebeuf, est émouvant comme une galerie d'amis de jeunesse se demandant si, leurs jeunesses ensemble une fois disparues, l'amitié aura bien titre, elle, à subsister. "Mains négatives" - la seconde partie de ce recueil, après les "Mains positives" de 2024 - est profond, comme ces présences en pochoir apposées sur les parois préhistoriques. Et le lien même entre la trace des amitiés passées et le signe des mains épargnées est à la fois émouvant et profond, comme la survivance, en creux, d'une communion (individuelle ou spécifique), qui dirait ceci : comme les amis se montraient ce qu'ils étaient, jamais seulement ce qu'ils se paraissaient, les "mains négatives" montrent les mains, non comme choses accidentelles (que présentent frontalement, elles, les "mains positives"), mais comme formes essentielles, réduites à l'idéalité de leur pourtour, présentes en creux, comme dématérialisées. Or, qu'est-ce que l'amitié (là où l'amour charnel nous fait d'abord désirer les choses que nous sommes) sinon le partage des essences que nous reconnaissons avoir l'un pour l'autre, des valeurs idéales - même bricolées ou naïves - dont nous nous créditons mutuellement ?
Que sont des amis d'enfance ou de jeunesse ? Des êtres qui se seront appris mutuellement à vivre, et qui étaient, alors, amis par - et pas du tout nécessairement pour ! - la vie. Les camarades de classe, les bons collègues de quartier, les complices aisés de jeux ou sports premiers - que se voulaient-ils ? Que la vie même, ensemble et l'un par l'autre, leur soit - et demeure, tant que l'évidence traçait sa route - une amie. Oui, que la pure et simple existence, ainsi entre-guidée, leur soit compagnie féconde, attentionnée et digne de confiance. Les amis de jeunesse de Guillaume Métayer, les voici donc pour nous nommés, croqués, rappelés (non d'abord par un look inoubliable, mais par une sorte de maintien distinctif qu'ils avaient, et qui le soutenait comme aucun autre). Chacun venant incomparablement compléter sa propre part ignorée de l'autre. Même malingre, indécis ou empoté, on pouvait compter sur leur décisive présence psycho-sociale, une façon de nous être aussitôt frère ou soeur, malgré des famille, rue, patronyme, taille, phrasé ou accent disparates : on pouvait donc être tout autrement soi, mais complètement humain ! Voici quelques dégaines de l'entente gracieuse, quelques-uns de ceux qu'il plut à Guillaume de librement et noblement estimer (au moins) ses égaux :
"Tu paraissais une allumette ou plutôt une écharde, un éclat d'aubier jailli sous la hache" (Philippe Schrittsburg, p.11)
"Tu avais toujours un air affairé, froncé, surplombant, même en survêtement (...). Tu promenais une moue nouée comme un papier de bonbon, une moustache de scepticisme journalistique" (Jeanne-Marie Tur, p.16)
"Tu étais menu comme un Indien de conte" (Soufar Barmini, p.20)
"Un jour, un Obélix en panoplie complète de hard rocker a déboulé dans la classe (...) Il traînait son sac US comme un boulet de forçat, refusait de jouer au football (...) Sa sœur m'aida à décalquer l'accoutrement, à déduire le gamin de la carapace. Et puis plus rien" (Richard Frioux, p.23)
On voit que l'ami de jeunesse a toujours un contexte, une famille, une finitude. Contexte : on reconnaît aussitôt le nulle part dont il sort. Famille : elle lui ressemble, mais il ne lui ressemble pas en retour :
"Ton père portait une barbe de pithécanthrope et d'instituteur ; ta grand-mère en hochant la tête scandait le rythme des idées fixes, devant la télévision. Ta mère ... Laissons-la hors de ce poème, et regardons par la fenêtre" (Sébastien Jadion, p.18). Et toujours une finitude contagieuse, mais instructive, jusque dans la manière de piocher dans les arachides :
"À chacun de nos pères nous avions assigné un personnage de Tintin. Le tien était Tournesol, à cause de ses lunettes rondes, de sa barbichette. Tes parents étaient les maîtres de la suspension : bras du vinyle, silence de l'apéritif, dissymétrie des corps accrochés, dans la rue, au loden et à la fourrure. Longue main en entonnoir dans les cacahuètes comme le museau de ton tapir" (Alexandre Zuber, p.44).
Bien sûr, l'attachement a ses douleurs ("Je t'aimais tellement que je voulais te donner de l'argent (...) Tu aurais été mon mercenaire" (Paul Ichen, p.24), et l'immaturité son agenda forcé ("Tu es passé de lionceau à tigre avec une rapidité d'enfer".(Fabrice Fantin, p.37), ou "Le jour où tu répondis "Hitchcock" à la place de "Shakespeare" tu perdis tout crédit dans notre classe d'ignorants, toute fière d'avoir trouvé plus ignorante qu'elle" (Charlotte de Turckheim, p.40). Comme disait quelque part André Dhôtel : "L'enfant demeure blessé par les fins des jours et les limites des jeux". Une amitié d'enfance finit donc ses jeunes jours et se heurte à la vertu qu'elle échoue à devenir, car une jeune vérité n'est jamais qu'à l'essai et en chantier, alors que l'amitié doit permettre une communauté du vrai qui n'altère ni celui-ci ni ceux qui le partagent.
Dans la seconde partie du recueil (plus provocatrice, plus hermétique - mais pas moins belle), c'est la vérité adulte, justement, qui se présente seule, sans l'amitié, ou qui nous défie - par à la fois sa crudité et son exigence - de nous en faire une amie ! Seule, mais indirectement, et en se cachant : la main positive exposant sa propre paume colorée, la négative expose au contraire l'enduit répandu en-dehors d'elle (en périphérie de sa paume, et entre ses doigts) et avoue l'écran qu'elle a voulu être (avec succès) au pigment projeté autour d'elle. Elle a donc la vérité de ce qui a fait obstacle, en s'appliquant nue et sauve sur une paroi, elle, agressée de couleurs par l'autre main ou par la bouche. Le fameux texte de Marguerite Duras sur les mains négatives (dans Le Navire Night) compare cette main en appui qui aura refusé de s'enduire elle-même à un cri silencieux qui exige de créer notre attention à ce qu'il n'exprime pourtant pas, qui "appelle" dans le vide, ou qui, ne sachant pas appeler, appelle ce que lui-même ne sait pas. "J'aimerai quiconque entendra que je crie", écrit-elle, et "je t'aime plus loin que toi" : réalité qui nous requiert de comprendre, et d'assumer, son propre retrait. Miniatures de textes venant ici aiguiser notre vigilance et titiller notre sens de la déception : l'absence y mène la danse. Autoportraits de la réticence ("tout a commencé à cause d'une peur dont j'avais honte", p.83), fulgurances de l'incapacité ("je ne sais pas agir sur le temps", p.55), sublimités de la débandade ("Nous coupons par les escaliers taillés dans la montagne, que, d'un coup de Ferrari, Néron talonne déjà", p.91), solidarités du manque ("Toi et moi justement courons derrière le même train. Fou rire, comme on se retrouve.", p.127) - où l'ironie cruelle veille et, seule, ramasse les maux. Ici, une Résurrection ... mais de la seule crèche, et un Jésus "ravi de naître" attendant le prochain Noël ! Là, des lévitations, mais de divan ! Des aphorismes, mais de camping municipal ("On ne sort pas d'une caravane quand on aime") ! Des tatoués qui auront "projeté" sur eux-mêmes leurs reflets de déchets sociaux ! Là encore, l'amant de Vladimir Poutine lui suggérant innocemment l'impérialisme alternatif ... du cœur !
Et quelques textes malaisés, mais géniaux ("Contre-plongée", "Une ascension", "Gigognes", "Résurrection de la crèche") défiant la sagacité, tous demandant que faire lorsqu'on ne peut plus ce qu'on faisait. Ce familier et insidieux livre de poésie, quoi qu'il en soit, commente ("Amis devenus") la délicieuse douleur d'avoir été deviné, et ("Mains négatives") le malin plaisir de devoir encore deviner. C'est la fantaisie supérieure des lucidités : deviner qui d'entre nous, vraiment, deviné, l'aura été !